Médias, Politique

Quinze ans après Milosevic, la Serbie peine à trouver sa presse libre

Deux ans et demi après l’arrivée de Vučić au pou­voir, les jour­nal­istes serbes dénon­cent une lib­erté de la presse en berne. Entre l’auto-censure des médias tra­di­tion­nels et l’essor des tabloïds et du diver­tisse­ment, enquête sur une infor­ma­tion en quête d’identité.

Son regard trahit une cer­taine résig­na­tion. Trente ans après ses pre­miers pas dans le jour­nal­isme poli­tique, Dra­gana Čabarka­pa ne se fait pas d’illusions. “J’aime mon méti­er. Mais si mon fils me le demandait, je ne lui con­seillerais pas de devenir jour­nal­iste ici…” Le classe­ment annuel de la lib­erté de la presse, pub­lié ven­dre­di 13 févri­er par Reporters sans fron­tières, place la Ser­bie à la 67e posi­tion mondiale.

En rec­u­lant de 13 places par rap­port à l’année 2014, le pays atteint son pire classe­ment depuis 2010. Quinze ans après la fin du régime de Milo­se­vic, cette sit­u­a­tion résonne comme un para­doxe dans un Etat qui fait grand éta­lage de sa démoc­ra­ti­sa­tion. Elle est d’autant plus préoc­cu­pante à l’heure où la Ser­bie est aux portes de l’Union européenne. L’évo­lu­tion de la lib­erté de la presse occupe ‑en théorie- une place de choix dans les dis­cus­sions entre le gou­verne­ment serbe et la Commission.

Le rap­port pub­lié en octo­bre dernier par la Com­mis­sion européenne pointait du doigt cer­taines lacunes. “Si des pro­grès impor­tants ont été faits par ailleurs, l’indépendance et la trans­parence des médias serbes doit encore être con­solidée”, écrivait Michael Dav­en­port, en charge du dossier serbe à Brux­elles. En rece­vant le rap­port des mains du diplo­mate bri­tan­nique, le pre­mier min­istre serbe, Alek­san­dar Vučić, n’avait pas man­qué de dénon­cer “les attaques injustes” de Bruxelles.

Vuic et Davenport lors de la remise du rapport, en octobre.
Vucic et Dav­en­port lors de la remise du rap­port, en octobre.

Une péri­ode de ten­sions accrues

Ce n’est pour­tant pas la pre­mière fois que Vučić voit le gou­verne­ment qu’il dirige accusé de met­tre en dan­ger la lib­erté d’expression. “Depuis son arrivée au pou­voir, il a instal­lé un sys­tème qui frag­ilise con­sid­érable­ment le tra­vail des jour­nal­istes”, s’alarme Dra­gana Čabarka­pa, jour­nal­iste à Vecern­je Novosti et prési­dente de l’Union des jour­nal­istes serbes (SINOS). En août dernier, le Par­lement serbe a rat­i­fié plusieurs lois cen­sées pro­téger la pro­fes­sion, sans que celles-ci ne soient encore entrées en vigueur. Elles prévoient notam­ment l’oblig­a­tion d’ac­célér­er le proces­sus de pri­vati­sa­tion des médias, et d’oblig­er tous les pro­prié­taires de médias à pub­li­er leur identité.

Leur appli­ca­tion est très atten­due, alors que les rela­tions entre les médias et le gou­verne­ment ont atteint ces dernières semaines un point de ten­sion cul­mi­nant. Au début du mois de jan­vi­er, les révéla­tions du site d’investigation BIRN sur l’attribution illicite d’un marché de pom­page d’eau à EPS, une entre­prise proche du gou­verne­ment, avait fait un tol­lé. Vučić était mon­té au créneau, accu­sant Dav­en­port et l’Union européenne de “financer BIRN et les autres médias menteurs pour dif­famer le gou­verne­ment serbe.” L’attaque, d’une vio­lence rare, avait sus­cité une crise poli­tique aiguë entre Bel­grade et Bruxelles.

A lire : BIRN, une goutte de lib­erté dans un océan médi­a­tique museé

Le 28 jan­vi­er dernier, Radis­av Rodić, le fon­da­teur du jour­nal Kurir, a porté plainte con­tre 22 hommes poli­tiques serbes, par­mi lesquels l’ancien prési­dent de la République, Boris Tadic, et plusieurs anciens min­istres. Une enquête est en cours autour d’une ving­taine de chefs d’accusation, dont ceux de diffama­tion, abus de pou­voir ou traf­ic d’influences. Les faits sup­posés se sont déroulés entre 2005 et 2012. Rodić reproche au pou­voir en place à l’époque d’avoir usé de tous les moyens à leur dis­po­si­tion (poli­tiques et économiques, entre autres) pour désta­bilis­er et intimider son journal.

Les policiers devant le siège du journal Kurir, en 2008, à la suite d'une perquisition du journal.
Les policiers devant le siège du jour­nal Kurir, en 2008, à la suite d’une perqui­si­tion du journal.

Vučić, ani­mal médi­a­tique à la per­son­nal­ité troublante

Autant d’éléments qui sont les par­ties émer­gentes d’un ice­berg par­fois étouf­fant pour les jour­nal­istes serbes. “Le cli­mat est vrai­ment pesant”, con­firme Dra­gana Čabarka­pa. Une vision partagée par Radis­av Rodić : “A mon grand regret, ce que j’ai dénon­cé dans ma plainte est encore en place. La ter­reur existe encore aujourd’hui.” Des cri­tiques très large­ment cristallisées autour de la per­son­nal­ité d’Aleksandar Vučić. Min­istre de l’Information à la fin du régime Milo­se­vic, l’actuel chef du gou­verne­ment serbe sur­veille de très près le développe­ment des médias.

C’est un homme qui aime les médias, con­firme Saša Mirković, secré­taire d’Etat à l’Information. Il con­naît les jour­nal­istes et s’intéresse beau­coup à la ques­tion.” Après plus de dix ans passés dans l’opposition, Vučić a su, en 2012, se con­ver­tir à l’européanisme ambiant pour rem­porter les élec­tions. “Il ne voit pas les médias comme un out­il démoc­ra­tique, mais comme un moyen d’accéder au pou­voir et d’y rester”, explique Vukašin Obradović, prési­dent du syn­di­cat des jour­nal­istes indépen­dants (NUNS).

Aleksandar Vucic
Alek­san­dar Vucic

Le rap­port ambigu qu’entretient Vučić avec les médias ne suf­fit pas, cepen­dant, à expli­quer l’érosion de la lib­erté de la presse. “Ils peu­vent dire que les dif­fi­cultés des jour­nal­istes sont nou­velles, qu’elles sont inédites mais cha­cun sait que c’est faux”, s’insurge Mirković. Dans les esprits, dans les dis­cours, s’opère très vite la com­para­i­son (peu flat­teuse) avec le régime de Milo­se­vic. “Si on m’avait dit il y a quinze ans que les choses allaient s’empirer, je n’y aurais pas cru”, soupire Petar Sub­otin, respon­s­able édi­to­r­i­al de BIRN. Obradović apporte un élé­ment de réponse : “Les jour­nal­istes sont moins per­sé­cutés, mais ils sont plus con­trôlés qu’avant. Vučić a trans­for­mé les méth­odes rus­tiques qui exis­taient en un sys­tème aus­si bru­tal que sophistiqué.”

Une pres­sion essen­tielle­ment économique

Le “sys­tème” Vučić dont il est ques­tion out­repasse large­ment le sim­ple cadre poli­tique. Sur le plan économique, le gou­verne­ment main­tient des liens étroits avec de puis­sants groupes privés. Les rela­tions per­son­nelles avec dif­férents pro­prié­taires de grands médias sym­bol­isent l’embourbement d’un sys­tème médi­a­tique “au bout d’un cycle” (dix­it Mirkovic). Les annon­ceurs pub­lic­i­taires ont, par leur puis­sance finan­cière, un rôle clé dans l’évolution de la marge de manoeu­vre des médias. “Ce sont les grands annon­ceurs qui met­tent la pres­sion sur les médias, pas le gou­verne­ment”, s’est d’ailleurs défendu Vučić il y a quelques semaines.

A lire : En Ser­bie, le mag­nat de la presse est Pre­mier ministre

Les exem­ples sont légion de mou­ve­ments sus­pects mêlant jour­naux, poli­tique et pub­lic­i­taires. “L’été dernier, nous avions fait des révéla­tions impor­tantes sur un scan­dale de cor­rup­tion lié au gou­verne­ment, explique Alek­san­dar Rodić, directeur du jour­nal Kurir, le plus gros tirage du pays. Quelques jours plus tard, notre plus gros annon­ceur, Ser­bi­ja Telekom (dont l’E­tat est action­naire à 55%, Ndlr), a sup­primé toutes ses pubs dans le jour­nal.” La presse écrite, comme la télévi­sion et la radio, subit de plein fou­et cette main­mise du pou­voir économique sur leur con­tenu. Et Rodić de con­clure : “Tous les six mois, ils essaient de nous couper nos vivres. Mais on est là…”

Fini, l’interventionnisme clas­sique des gou­verne­ments du passé. Place à un con­trôle d’abord indi­rect, essen­tielle­ment économique et dia­ble­ment red­outable. Les maux de l’information serbe tirent leur orig­ine, à bien des égards, dans les effets d’une sit­u­a­tion finan­cière com­pliquée. “C’est un sys­tème per­fide mais intel­li­gent”, résume Obradović. Le secré­taire d’Etat, Saša Mirković, avance lui “la crise économique his­torique­ment grave” pour expli­quer la sit­u­a­tion. C’est prob­a­ble­ment le seul sujet sur lequel tous les acteurs s’accordent. “Avant, si on ne lais­sait pas un jour­nal­iste dire ce qu’il voulait, il s’en allait tra­vailler ailleurs, regrette Dra­gana Čabarka­pa. Mais aujourd’hui… Le prin­ci­pal objec­tif de la plu­part d’entre nous, c’est de garder notre tra­vail pour nour­rir vos familles.”

De ce fait, la Ser­bie souf­fre aujourd’hui d’un paysage médi­a­tique à la fois abon­dant et morne. Le nom­bre, d’abord, ne fait pas débat. “Il y a trop de médias en Ser­bie, tous ne pour­ront pas sur­vivre”, affirme Saša Mirković. La qual­ité, ensuite, fait presque l’unanimité con­tre elle. Et le secré­taire d’Etat d’accuser : “Les jour­nal­istes préfèrent s’insurger plutôt que de se regarder dans un miroir. Sur tous ceux qui passent leurs vies à dénon­cer, com­bi­en sont capa­bles d’autocritique ?” Vukašin Obradović s’inscrit en faux. “C’est le miroir de M. Mirković qui est défor­mé !, iro­nise le prési­dent de NUNS. C’est nous qui sommes respon­s­ables de cela ?”

Chaînes privées et tabloïdisation

Beau­coup recon­nais­sent toute­fois que l’offre pro­posée n’est pas sat­is­faisante. Le ser­vice audio­vi­suel pub­lic, la RTS, livre un con­tenu très con­ven­tion­nel. Les jour­naux quo­ti­di­ens se con­tentent de tenir un reg­istre de l’actualité du pays. Les rares émis­sions de débat ou d’analyse lais­sent très peu de place à l’opposition ou à des voix dis­cor­dantes. Pink, une chaîne privée à l’audience expo­nen­tielle, accorde quant à elle l’essentiel de son temps d’antenne à des pro­grammes de diver­tisse­ment inspirés des stan­dards occi­den­taux. Les flash­es d’information, très courts, met­tent quo­ti­di­en­nement en scène les faits et gestes du Pre­mier min­istre. “La RTS est le ser­vice pub­lic des citoyens, Pink est le ser­vice pub­lic de Vučić”, résume avec humour Obradović.

Le plateau du journal télévisé de la RTS.
Le plateau du jour­nal télévisé de la RTS.

La chaîne B92, issue du grand groupe privé co-fondé par… Saša Mirković, est la plus prisée des jour­nal­istes. “Ils font glob­ale­ment du bon tra­vail”, assure Rodić. Sans être épargné par les accu­sa­tions et scan­dales divers. Prin­ci­pal média d’op­po­si­tion sous Milo­se­vic, B92 a été racheté par un con­sor­tium grec dont les vel­léités édi­to­ri­ales sont encore floues. En octo­bre dernier, la direc­tion de la chaîne a annon­cé la sup­pres­sion d’Utisak Nedel­je, le grand ren­dez-vous poli­tique du dimanche soir, instal­lé depuis 25 ans. La présen­ta­trice his­torique, Olja Bećković, a dénon­cé une atteinte à la lib­erté de la presse. B92 avance, de son côté, un choix pure­ment économique lié à un désac­cord con­tractuel avec la production.

La presse écrite suit un mou­ve­ment rel­a­tive­ment com­pa­ra­ble. Comme la RTS, Poli­ti­ka met en avant son objec­tiv­ité mais appar­tient à l’Etat. Le doyen des quo­ti­di­ens nationaux a, par exem­ple, refusé de pub­li­er en jan­vi­er dernier les révéla­tions de BIRN sur les marchés publics du gou­verne­ment. Danas, jour­nal pro-européen de gauche, porte son indépen­dance en éten­dard. Blic et Kurir, quo­ti­di­ens à grand tirage, sont rel­a­tive­ment libres mais sont par­fois accusés de vers­er dans le sen­sa­tion­nal­isme et de con­tribuer à enter­rer le jour­nal­isme d’investigation. Le reste du paysage de la presse écrite tient essen­tielle­ment à l’abondance de tabloïds à l’anglo-saxonne, dont les unes alter­nent le plus sou­vent entre faits divers sor­dides et révéla­tions grav­eleuses sur la vie privée des hommes politiques.

La presse quotidienne dans un kiosque, un matin de février 2015
La presse quo­ti­di­enne dans un kiosque, un matin de févri­er 2015

“L’autocensure est partout”

Autant de dérives analysées en soi comme un objet poli­tique. “L’essor de Pink, c’est le sym­bole de la recette Vučić, décrypte Obradović. Le diver­tisse­ment, les séries, tout cela occupe l’esprit des Serbes et dis­trait leur esprit de la réal­ité. Tout cela l’arrange bien.” Pro­por­tion­nelle­ment, la part des débats et du jour­nal­isme d’investigation a lour­de­ment chuté dans le paysage médi­a­tique. “Là est le vrai prob­lème du jour­nal­isme serbe, com­mente Mirković. L’autocensure est partout.” Une thèse étayée par Obradović : “Vučić n’a presque pas besoin d’intervenir. Les jour­nal­istes se rétractent d’eux-mêmes, les rédac­teurs en chef se rétractent d’eux-mêmes…”

Pour les médias serbes, l’avenir s’écrira peut-être au sein de l’Union européenne. Une inté­gra­tion qui pour­rait con­stituer “une chance” (Obradović) et “un pas en avant” (Mirković). Brux­elles joue pour le moment un rôle ambigu dans les Balka­ns. “Leur seule pri­or­ité, c’est de résoudre le prob­lème du Koso­vo, regrette Petar Sub­otin, de BIRN. Et ils ont besoin de Vučić pour cela. Le reste, comme la lib­erté de la presse, passe au sec­ond plan…” Alek­san­dar Rodić, pour­tant pro-européen, abonde dans le même sens : “On ne peut pas dire que l’Europe ne fait rien. Mais on attend évidem­ment beau­coup plus d’elle.

Tous savent en tout cas que le “sur­saut col­lec­tif” doit venir “de la pro­fes­sion elle-même”, à en croire Sub­otin. “Mal­gré tout, je reste opti­miste, embraye Čabarka­pa. Aujourd’hui, la lib­erté de la presse est loin d’être acquise, mais demain, peut-être, elle le sera. Il faut y croire.” Le secré­taire d’Etat met, lui, en avant la pro­mul­ga­tion prochaine des lois votées en août. Il promet qu’elles “garan­tiront la trans­parence” des médias et la lib­erté des jour­nal­istes. En atten­dant, “il est par­fois dif­fi­cile d’être jour­nal­iste ici”, explique Rodić. “Mais c’est ter­ri­ble­ment addic­tif, alors on con­tin­ue à se battre.”

Rédac­tion : Ilyes Ramdani
Enquête : Ingrid Falquy, Raphaël Mail­lo­chon, Ilyes Ramdani
(Encadrement : JAD, SR, CR)