Politique, Société

L’UE au Kosovo : la démocratie comme mission, la compromission comme bilan

Avec Eulex, l’Union européenne avait un rêve : faire du Koso­vo une démoc­ra­tie mod­erne instal­lée au cœur des Balka­ns, un Etat de droit capa­ble d’ex­or­cis­er ses démons et de panser ses plaies après une guerre qui a fait 10 000 morts. Sauf que la mis­sion a dû, bon gré ou mal­gré elle, s’enticher d’interlocuteurs peu fréquenta­bles et est aujourd’hui accusée de cor­rup­tion. Un comble.

« Il était temps de par­tir. J’é­tais épuisé. » Yves de Ker­mabon est resté deux ans au Koso­vo. De 2008 à 2010. Le général français fut le pre­mier à diriger la mis­sion Eulex (Euro­pean Union Rule of Law Mis­sion in Koso­vo), lancée par l’Union européenne dès la procla­ma­tion d’indépen­dance du Koso­vo. Ambi­tion affichée de Brux­elles ? Faire en sorte que ce tout nou­veau pays, qui est encore un Etat bal­bu­tiant et qui n’a jamais été une nation, se dote des fonc­tions régali­ennes – police, jus­tice et douanes – afin qu’il existe pleine­ment en tant que tel. En clair : for­mer des policiers, veiller à l’indépen­dance de la jus­tice, sécuris­er les frontières.

Eulex est même l’une des seules mis­sions européennes à être dotées de pou­voirs exé­cu­tifs. Yves de Ker­mabon est en con­tact per­ma­nent avec le gou­verne­ment : chaque lun­di, il ren­con­tre le Pre­mier min­istre de l’époque, Hashim Thaçi. Un min­istre issu des rangs de la guéril­la albanaise, l’UÇK (Armée de libéra­tion du Koso­vo). Un min­istre accusé par le Con­seil de l’Europe d’activités mafieuses. Par­mi elles, un traf­ic d’organes qu’un tri­bunal inter­na­tion­al spé­cial devrait bien­tôt exam­in­er. C’est donc un jeu dan­gereux auquel se livre l’Union européenne depuis 2008 : se van­ter d’instaurer la démoc­ra­tie au Koso­vo et, au même moment, fer­mer les yeux sur le passé et les activ­ités trou­bles du clan Thaçi. Dans la poudrière des Balka­ns, il vaudrait mieux l’avoir avec soi que con­tre soi.

«On ne peut pas demander à laver plus blanc que blanc.»

Si Yves de Ker­mabon recon­naît la « face cachée » de son ancien inter­locu­teur, il estime qu’Hashim Thaçi n’a cessé de faire des efforts. « C’est quelqu’un qui, au con­tact des inter­na­tionaux, voulait appren­dre, échangeait, demandait des con­seils. » Son suc­cesseur, le général Xavier Bout de Marn­hac, français lui aus­si, assure pour sa part qu’« on ne peut pas deman­der à laver plus blanc que blanc. » Il insiste : « On ne peut pas avoir un pays qui, d’un coup, se rap­proche des stan­dards européens de jus­tice que nous avons décidés d’imposer. Nous ne sommes pas dans une démarche colo­niale. Et puis, la mise en place de la jus­tice réclame du temps, surtout quand on com­mence de rien. Regardez en France ! Com­bi­en de temps a‑t-on mis pour traduire en jus­tice Klaus Bar­bie ou Mau­rice Papon ? »

Juste­ment, Albin Kur­ti, à la tête du plus grand par­ti d’opposition du pays, Vetëven­dos­je! (« Autodéter­mi­na­tion ! » ), n’en peut plus d’attendre. « Eulex a juste arrêté les petits pois­sons, mais n’a jamais attrapé les gros requins de la cor­rup­tion », dénonce-t-il. «Parce que les gros requins sont néces­saires à la sta­bil­ité de la région. » Cet adver­saire résolu du néolibéral­isme en est con­va­in­cu: « Quand l’Europe par­le d’Etat de droit, elle ne par­le pas de jus­tice ou de droits de l’Homme, elle par­le juste de géopoli­tique et de la fonc­tion par­ti­c­ulière qu’occupe le Koso­vo dans la sta­bil­ité de toute la région. » Une « sta­bil­ité » pour­tant men­acée, sept ans après l’indépendance. Car la révolte sociale gronde. La cor­rup­tion, le détourne­ment d’agent, l’absence de poli­tiques de développe­ment économiques pour le pays ne per­me­t­tront plus très longtemps d’acheter la paix, la paix sociale en tout cas. Eulex a for­cé­ment sa part de respon­s­abil­ité, directe ou indirecte.

Pour se con­va­in­cre de l’exaspération des Koso­vars, dont beau­coup préfèrent, désor­mais, la fuite à la déso­la­tion, il n’y a qu’a voir les nom­breux mes­sages anti-Eulex tagués dans tout le pays. « Eulex ne jure que par la paix, la sta­bil­ité, la sécu­rité. Moi, j’en appelle à la démoc­ra­tie, au développe­ment, à la jus­tice », s’exclame Albin Kur­ti, ren­con­tré le jour de la fête de l’indépen­dance, à Pristi­na. « On ne peut pas con­tin­uer à vivre en étant recon­nais­sants d’avoir été sauvés des exac­tions serbes dans les années 1990 par la com­mu­nauté inter­na­tionale. La paix n’est plus suff­isante. Que faites-vous avec la paix quand vous avez qua­tre enfants, quand votre femme est malade ? »

EULEX 1

Les Européens divisés, les Américains en embuscade

La paix au Koso­vo, la sta­bil­ité de la région, la géopoli­tique des Balka­ns… « Eulex, c’est une machine à con­tra­dic­tions ! », assume Xavier Bout de Marn­hac, se ren­fonçant prompte­ment dans son fau­teuil. Car la mis­sion souf­fre des divi­sons pro­fondes des Européens. Quand Eulex prend ses fonc­tions, cinq des 27 Etats-mem­bres ne recon­nais­sent pas l’indépendance proclamée du Koso­vo, dont l’Espagne, qui craint de réveiller la soif d’indépendance cata­lane. Soucieux de main­tenir le Koso­vo sous autorité serbe, Madrid, en tête, fait pres­sion sur Eulex pour que soit freiné le désir d’émancipation et de sou­veraineté de Pristi­na. « La mis­sion était claire tech­nique­ment, mais pas poli­tique­ment », déplore Yves de Kermabon.

Cette fragilité, les Améri­cains en prof­i­tent. « Le rôle des Etats-Unis a été négatif, très négatif », lâche l’an­cien général, avant de railler leur manichéisme. « Pour eux, les Albanais sont tous des gen­tils alors que les Serbes sont tous des méchants. » Leur force de frappe est impres­sion­nante. « Des cen­taines de con­seillers, des moyens con­sid­érable­ment plus impor­tants que l’Union européenne, un cen­tre de déci­sion unique. » Tout est réu­ni pour faire de Wash­ing­ton un solide con­cur­rent aux ambi­tions mou­vantes de Brux­elles. « J’ai eu des con­tacts très rudes avec l’ambassadeur améri­cain, à qui je reprochais de con­seiller en per­ma­nence le min­istre de la Jus­tice alors que la mis­sion était européenne. »

D’autant plus que les Koso­vars sont fascinés par l’Oncle Sam. « Leur rêve absolu », assure Yves de Ker­mabon. « Un jour, je suis allé inspecter la police des polices du pays. Quand je suis arrivé devant le bâti­ment, il y avait trois dra­peaux : le dra­peau albanais, le dra­peau des Nations unies… et le dra­peau améri­cain. » Le général a alors refusé d’entrer tant que le dra­peau offi­ciel de la république du Koso­vo n’était pas érigé. « Ques­tion de principe. » Le min­istre koso­var de l’Intérieur par­tic­i­pait au déplace­ment. Embar­rassé, il deman­da que l’impair pro­to­co­laire soit immé­di­ate­ment cor­rigé. Mais le dra­peau koso­var ne flot­terait que quelques heures. « Quand je suis repassé quelques jours plus tard, ils l’avaient enlevé », regrette l’ancien chef de mission.

Eulex : bonjour corruption, adieu ambition ?

Sept ans après ses débuts, Eulex est sur le point d’étouffer. Et sem­ble avoir pactisé avec le dia­ble de la cor­rup­tion : la mis­sion est accusée des maux qu’elle devait elle-même endiguer à son arrivée. En novem­bre 2014, plusieurs hauts représen­tants de la mis­sion ont été directe­ment mis en cause par la pro­cureure bri­tan­nique Maria Bamieh pour abus de pou­voir et traf­ic d’influence. Par­mi les accusés, plusieurs juges d’Eulex, dont l’Italien Francesco Florit, à qui est reproché d’avoir cou­vert des mafieux et étouf­fer des affaires. Hashim Thaçi n’est d’ailleurs jamais très loin. Sauf qu’en­tre temps, il a gag­né un pou­voir d’in­flu­ence et de pres­sion qu’il serait bien trop dan­gereux de lui retirer.

Yves de Ker­mabon n’est pas tout à fait sur­pris. « Il ne faut pas être trop proche d’un camp plus que d’un autre, et se laiss­er domin­er par ces sen­ti­ments », estime-t-il. « Sinon, ça fausse l’objectivité. Rien n’est jamais trans­par­ent. Tout est tou­jours biaisé. »  Le général recon­naît la dif­fi­culté de la tâche. « C’est com­pliqué d’être sans cesse intran­sigeant. » Le dés­in­térêt crois­sant des chan­cel­leries européennes pour les Balka­ns dessert égale­ment Eulex. « Quand on lance une mis­sion, il y a de l’ambition, de la dynamique, une qual­ité dans le recrute­ment. Et puis, petit à petit, on ren­con­tre des dif­fi­cultés, des obsta­cles. Je crois qu’il y a désor­mais une cer­taine forme de décourage­ment. » Chez les Koso­vars aussi.

Rédac­tion : Mar­tin Cangelosi
Reportage : Mar­tin Can­gelosi, Aurélie Dar­blade, Najat Essadouki
(Encadrement : JAD, CR et SR)