Depuis une décennie, une poignée de « wahhabites » multiplient les coups d’éclat à Novi Pazar, le chef-lieu du Sandjak, région majoritairement musulmane. L’islam radical est-il en train de prendre pied dans le sud de la Serbie ? Les autorités se posent sérieusement la question. Reportage.
A Novi Pazar (SER)
Les lumières de la salle du centre culturel sont encore allumées. En ce début de juin 2006, on s’installe, musulmans ou orthodoxes, on se réjouit de venir écouter ensemble le Balkanika Orchestra, un groupe de musique traditionnelle de la région et dont le chanteur, Sanja Ilić, a acquis sa popularité en représentant, il y a plus de vingt ans, la Yougoslavie au concours de l’Eurovision. On n’entendra pourtant pas la moindre note jouée à Novi Pazar. Surgissent sur scène, avant le début du concert, une dizaine d’hommes, la barbe longue, pantalons courts et chapeaux blancs sur la tête, balançant à travers la pièce les instruments qui se brisent dans le brouhaha. Le public se disperse pendant que l’un d’eux hurle dans le micro : « Frères, rentrez chez vous. (Ces musiciens) veulent détruire l’islam. C’est l’œuvre de Satan ! »
Novi Pazar est la ville la plus peuplée du Sandjak, une région montagneuse partagée entre la Serbie et le Monténégro. Depuis Novi Pazar, la Bosnie-Herzégovine est à une heure de voiture, le Kosovo à 25 minutes. Le dernier recensement de 2011 fait état de 109.327 habitants en ville ; 15% orthodoxes ; 80% sont musulmans. La majorité s’est installée depuis longtemps dans cette région vallonnée du Sud serbe, forteresse ottomane réputée pour ses commerces – Novi Pazar signifie littéralement « nouveau bazar ».
A Novi Pazar, l’interruption d’un concert a de quoi surprendre. On avait bien remarqué depuis quelques temps ces barbus qui déambulent dans les rues et qui se font appeler wahhabites, du nom de cette doctrine saoudienne sunnite, apparue au XVIIIe siècle, qui défend une pratique stricte de l’islam. Mais pourquoi faudrait-il s’inquiéter de quelques dizaines d’individus radicaux, quand la région a derrière elle des siècles d’un islam ottoman, qu’on dit ici « européen » ? On y condamne toute violence, tout puritanisme, certains s’autorisent même à boire de l’alcool. A « Pazar », on a toujours milité pour la tolérance et le dialogue interreligieux. On n’a jamais pensé que la musique traditionnelle balkanique puisse être haram (« illicite »).
« Je n’avais jamais vu une telle déferlante de violences »
L’imminence probable d’incidents menés par ces néo-salafistes a été notée, pour la première fois, un an auparavant, par une revue britannique spécialisée en sécurité. « Les écoles religieuses et l’université islamique éduquent un certain nombre de jeunes gens, une formation qui a été délaissée par les autorités républicaines et municipales, écrivait en 2005 Jane’s Intelligence Digest, s’inquiétant de l’influence de ces institutions sur les esprits les plus jeunes. (…) On remarque également un nombre croissant de soi-disant wahhabites qui épousent les pratiques islamiques importées directement d’Arabie Saoudite. »
Dans les mois qui suivent le concert, les incidents se multiplient à Novi Pazar et attirent à chaque fois l’attention des médias nationaux. Une fois, une habitante est transférée en urgence à l’hôpital de Belgrade, après que son époux a cherché à l’exciser lui-même, au prétexte que « la femme ne doit ni jouir ni être attirée par d’autres hommes ». Une autre, c’est la jummah, la prière du vendredi, perturbée par trois hommes qui cherchent à attaquer l’imam à coups de battes de base-ball : « Il ne prêchait pas selon les rites wahhabites ».
En 2007, la police démantèle un camp à Trvana, un village voisin, où elle annonce avoir trouvé des armes, des munitions, des explosifs, grenades, couteaux, masques et uniformes. Dans l’action, la police tue le chef présumé du groupe, Ismail Prentić. A son enterrement, il est célébré en martyre par ses troupes qui insultent à tout va les journalistes présents, en les traitant de takfir (« infidèles ») ou de « fils de pute ». Lors de ces funérailles, Zoran Šaponjić, un photojournaliste aguerri et réputé, est attaqué à coups de poing, son matériel détruit. « Ils étaient hyper entraînés. (…) J’ai été très choqué par le niveau de violence, se souvient aujourd’hui le reporter, j’étais seul, criant que j’étais journaliste, ils s’en fichaient. J’avais pourtant couvert, dans les années 1990, la guerre et l’éclatement de l’ancienne Yougoslavie… Je n’avais jamais vu une telle déferlante. »
Dès lors, scrutés par la police, les néo-salafistes deviennent des parias à Novi Pazar. On se demande comment se débarrasser d’un tel fléau qu’on n’avait pas eu à appréhender jusqu’alors. Les imams leur interdisent l’entrée dans les mosquées. Peu importe : ils prient dans la rue, à même le sol. Les wahhabites incarcérés ne rechignent pas : ils ne demandent jamais à leur avocat de faire appel, ne reconnaissant que « le jugement de Dieu ».
Chômage et confusion religieuse
Comment Novi Pazar, ville commerçante dont on louait l’ouverture, où la plupart des femmes ne sont pas voilées, où l’islam est assimilé à une affaire privée dont on ne doit pas faire ostentation, a‑t-elle pu être secouée par de tels troubles ? Devenir, dans les médias, un éventuel « baril de poudre » ?
« Novi Pazar est la ville la plus jeune d’Europe », se félicitent en chœur ses habitants. 60% de la population a moins de 40 ans. Les écoles et les universités, publiques comme privées, sont pleines. Seulement, toute l’énergie de cette jeunesse est freinée par un affolant taux de chômage qui caracole à 52%. Souvent, on s’ennuie ferme. On va et vient le long du corso, l’allée commerçante du centre-ville, on boit des cafés, on fume des cigarettes. Il n’y a pas de cinéma, à peine « une sorte de théâtre ». L’économie de la ville, qui fut florissante dans les années 1980 grâce à l’industrie textile, est en panne. Les compagnies de jeans et de chaussures, dont certaines employaient jusqu’à 5.000 personnes, ont toutes fermées. « Tous ces jeunes restent dans la rue sans rien avoir à faire, convient Meho Mahmutović, le maire de la ville depuis 2008. Ils sont donc la cible idéale pour ceux qui veulent les abuser. » Leur journée n’est réglée que par la religion : l’appel du muezzin qui résonne à heures fixes et invite à la prière.
A ce manque de perspectives, s’ajoute la confusion religieuse. Depuis 2007, la Serbie voit se côtoyer deux communautés islamiques distinctes. Chacune a ses dignitaires, ses soutiens politiques, sa manière de dénigrer l’autre, son obsession à se revendiquer comme la seule légitime. Où faut-il aller prier quand on est simple fidèle ? Dans la mosquée du quartier ou dans celle, plus éloignée, recommandée par les camarades ? Comment choisir lorsque la division n’est pas basée sur des querelles de dogme, mais sur des enjeux de pouvoir – les deux muftis, Muamer Zukorlić et Muhamed Jusufspahić, se réclamant chef ?
« Les jeunes frères sont perdus car ils ne comprennent pas cette division, admet Edin Đerlek, porte-parole du mufti Zukorlić. Du coup, ils essaient d’apprendre l’islam par eux-mêmes. Les plus faibles se laissent aller à leur propre interprétation, ils n’ont pas de cadre. » Seule une réunification des deux communautés imposerait un islam fort, parlant d’une seule voix et luttant contre les dérives radicales. Rien ne laisse deviner une telle fusion. Dans une note confidentielle, l’agence américaine Stratfor, société privée de renseignement, l’avait déjà compris en 2008 : « Aucune des deux communautés ne fera à l’avenir le moindre compromis. Il s’agira probablement d’une guerre froide locale. » Zukorlić a pris, au fil du temps, une place à part dans la ville, acquérant une demi-douzaine de médias, une imprimerie, des écoles, une université, une compagnie de vêtements… Sur la quarantaine de mosquées aujourd’hui ouvertes à Novi Pazar, Edin Đerlek assure que 36 sont gérées par la communauté du mufti Zukorlić.
Soutiens financiers des pays arabes
« Zukorlić est responsable de la dérive de certains jeunes, accuse Sead Biberović qui organise, dans son ONG Urban In, des actions civiques pour inciter les jeunes à s’engager librement dans la vie locale. C’est lui qui a permis aux wahhabites de s’installer en ville au début des années 1990. Il a cherché à créer une ambiance à Novi Pazar dans laquelle les jeunes ne pensent plus par eux-mêmes, mais en fonction de ses préceptes ». Lorsqu’après la découverte de leurs armes, en 2007, les wahhabites ont été mis au rebut, ne déclaraient-ils pas que Zukorlić avait « renoncé à (eux) » ? Sous-entendant que des liens existaient bien entre eux avant cette trahison… L’un comme les autres bénéficieraient de soutiens financiers de l’Arabie Saoudite et des Emirats Arabes Unis, selon plusieurs sources.
Aujourd’hui, il resterait encore à Novi Pazar « une centaine » de ces individus néo-salafistes, selon la mairie. On peut les voir, au marché ou aux abords des mosquées. On raconte qu’ils seraient surtout acculés en périphérie où ils pratiquent leur islam rigoriste en secret. Pourtant, leur influence se mesure, tapie, sournoise, en ville. « Les jeunes boivent par exemple de moins en moins d’alcool, contrairement à ce qu’on voyait il y a quelques années, note Sead Biberović. La religion prend davantage de place dans leurs vies. Ils restent entre eux, ne communiquent plus beaucoup avec les orthodoxes. »
« Un diagnostic, mais pas encore de remède »
On a cru, les premiers temps, à un phénomène de mode, au récit facile de jeunes sans travail ni projet, voulant ressembler à ces individus extrémistes dont tous les journaux parlent et dont la rude réputation fascine. « Ces wahhabites essaient avec force de changer l’essence-même de l’islam balkanique, relève Dragan Simeunović, professeur de sciences politiques à l’Université de Belgrade. Ils modifient jusqu’à la manière dont les musulmans modérés vivent leur religion, au quotidien. »
Certains, influencés par cette nouvelle évolution plus radicale, font carrément le grand saut vers le djihad, dans les rangs de l’organisation Etat Islamique. Ils ont 18, 19, 20 ans. Malgré l’adoption récente d’une loi en Serbie qui fait d’eux des criminels, susceptibles de passer dix ans en prison, ils sont officiellement une vingtaine à avoir quitté la ville. On n’en entend plus parler jusqu’à voir éclore, dans la presse, les avis de décès où sont inscrits des surnoms qu’on ne leur connaissait pas : Abou Shehid, Abou Bera… Le 11 février, c’est Abid Podbićanin, alias Abou Safiya, dont on a appris la mort en Syrie – à Kobané, affirment certains. Avant son départ, il fréquentait assidument la mosquée Al-Furqan, repaire d’islamistes radicaux à Novi Pazar. « Ces départs sont très inquiétants, dit le maire, médecin de profession. On a fait le diagnostic, mais n’avons pas encore de remède. »
Loin des combats, la vie suit son cours à Novi Pazar, avec sa routine, les cours, la recherche de boulot, les prières qui rythment les jours. A l’entrée de la mosquée Hairudin, dans le centre-ville, les hommes s’agenouillent sur la moquette rouge, sauf les plus âgés qui ont droit à une chaise en plastique, au fond de la pièce. Les chaussures ont été soigneusement rangées dans les étagères à l’entrée.
A midi pile, l’appel du muezzin retentit dans les rues, l’imam commence à prêcher. Devant l’entrée de la mosquée, Selma, jeune doctorante en littérature anglaise, se désole : « Ca, par exemple, ça n’aurait pas pu avoir lieu il y a quelques années. » Elle montre un homme barbu, pantalon court, qui tient au bout de son bras une petite fille. Elle a cinq, peut-être six ans. Déjà voilée.
Rédaction : Valentin Pérez
Reportage : Margaux Subra-Gomez et Valentin Pérez
(Encadrement : LG, SR et CR)