A Novi Pazar, au sud de la Serbie, Muamer Zukorlić tire les ficelles de la politique locale depuis deux décennies. Portrait d’un puissant religieux, mégalo et provoc.
C’est une petite ville de province où chacun tient son rang. A Novi Pazar, aux confins de la Serbie, le maire, les politiciens, les religieux, usent de leur influence pour garder la main sur la principale commune du Sandjak. Une singulière comédie humaine mène la lutte pour le pouvoir local. Et au jeu des sept familles du pouvoir pazarois, le mufti Zukorlić est une carte maîtresse. 4x4 blindé et gardes du corps, Muamer Zukorlić est un homme de foi qui ne fait pas dans la sobriété. Il collectionne les épouses et arbore une plaque d’immatriculation digne d’un rappeur américain : les lettres MUFTY ornent son véhicule estimé à plus de 200.000 euros.
Plus haute autorité religieuse dans une ville où 80% de la population est musulmane, Muamer Zukorlić ne laisse personne indifférent. Adulé par ses fidèles, il est tout autant haï par certains de ses pairs. Car s’il incarne une figure emblématique de l’islam des Balkans, l’homme entretient les divisions actuelles au sein des institutions islamiques en Serbie.
L’islam de Serbie est aujourd’hui tiraillé entre deux institutions rivales qui se disputent la légitimité de la représentation des 220.000 musulmans du pays. En 1993, à seulement 23 ans, Muamer Zukorlić s’autoproclame mufti du Sandjak. Le jeune Zukorlić a déjà un sens politique aiguisé et il profite du vide laissé par l’éclatement des structures officielles de l’islam du temps de la Yougoslavie socialiste pour s’imposer à la tête d’une nouvelle Communauté islamique en Serbie.
Mais celle-ci ne fait pas l’unanimité. En 2007, des dignitaires religieux du Sandjak annoncent la création d’une autre communauté : la Communauté islamique de Serbie. Ils jouent sur les mots pour cacher d’importants enjeux de pouvoir. Ces dissidents exigent la démission de Zukorlić, l’accusant d’être trop politisé et d’empêcher la libre expression des désaccords au sein des institutions islamiques serbes. Dès lors, les deux autorités ne se parleront plus. Elles revendiquent toutes deux la légalité de leur autorité.
“Ceux qui ne votent pas pour moi sont contre l’islam”
« Nous avons beaucoup plus de fidèles que la Communauté islamique en Serbie, affirme le mufti de Belgrade, Hamdija Jusufspahić. Les musulmans de Serbie ne sont pas des sécessionnistes, contrairement à ceux qui réclament en ce moment l’autonomie du Sandjak. Faire de la politique ne doit pas être le rôle de la communauté religieuse. » C’est un message à l’attention de Zukorlić, qu’il prend tout de même soin d’appeler son « frère ». Dieu reconnaîtra les siens.
Il est vrai que Muamer Zukorlić brouille les frontières entre religion et politique. Celui qui s’est présenté à l’élection présidentielle de 2012, une première pour un dignitaire religieux en Serbie, a fait de l’autonomie du Sandjak son cheval de bataille. En 2010, il multiplie les déclarations à la presse, affirmant que les musulmans du Sandjak (les “Bochniaques”) sont le seul peuple d’Europe à ne pas disposer d’un Etat. Il assure aussi que « les droits de l’Homme et les libertés de la communauté sont en danger dans le Sandjak ». A Belgrade, on se garde bien de donner trop de crédit au sulfureux mufti et l’on préfère soutenir la Communauté islamique de Serbie, jugée plus modérée.
A Novi Pazar, pourtant, personne n’est dupe des manoeuvres de Muamer Zukorlić. « Il a voulu fonder son parti, explique Meho Mahmutović, le maire de la ville. Il s’est présenté contre nous sous le slogan ‘ceux qui ne votent pas pour moi sont contre l’islam’. Avec le piètre résultat qu’il a obtenu, il devrait démissionner! ». 10% des voix, voilà ce qu’a récolté le mufti du Sandjak à l’élection municipale de Novi Pazar. Un coup dur pour celui qui se revendique depuis plus de vingt ans comme le père spirituel de la région. Cet échec électoral a déclenché les moqueries des internautes qui n’ont pas manqué de railler sa mégalomanie. Depuis, un compte parodique ouvert sur Twitter le compare à Iznogoud, personnage orgueilleux de la bande dessinée qui veut « être calife à la place du calife ». Le mauvais génie sévirait-il aussi chez les muftis ?
Une fortune contestée
Muamer Zukorlić a consacré sa vie à faire de Novi Pazar le théâtre de sa puissance. Tous les pans de la vie sociale pazaroise portent la marque de ses ambitions. Université privée, faculté d’études islamiques, médias, Zukorlić est un touche-à-tout qui ne se refuse aucun plaisir. Et être mufti du Sandjak, cela rapporte.
« Zukorlić se considère comme un grand leader. La Communauté islamique en Serbie est une sorte d’entreprise, explique le maire de Novi Pazar. Le meilleur exemple est sans doute l’université qu’il a fondée. Avec 4000 étudiants et des frais de scolarité qui atteignent 1200 euros par an, Monsieur Zukorlić est plus riche que tous ses fidèles réunis! » Le dieu argent se porte bien dans le Sandjak. Aux cinq millions d’euros issus des ressources de l’université, s’ajoutent différents financements plus ou moins douteux qui alimentent la petite fortune de Muamer Zukorlić.
Selon Sead Biberović, responsable de l’ONG Urban In, la Communauté islamique en Serbie jouit certes des dons de ses fidèles largement incités à une participation financière, mais le plus juteux est ailleurs. Muamer Zukorlić est en effet propriétaire de plusieurs entreprises : meubles, réseau de distribution d’eau, organisme de certification halal, rien n’échappe au puissant religieux. Au-delà d’un habile placement de capitaux, le mufti du Sandjak sait également bien s’entourer et s’est révélé, au fil du temps, fin diplomate. « Ses connexions avec les hommes d’affaires et les religieux des pays du Golfe, l’Arabie Saoudite notamment ? C’est un secret de polichinelle ! », s’amuse Sead Biberović.
Muamer Zukorlić a tiré un temps profit de ces liaisons dangereuses avec le monde arabe. « Dans les années 1990, les Balkans, et le Sandjak en particulier, ont été sous l’influence des pays arabes, estime Chris Deliso, chercheur américain auteur de The coming Balkan caliphate. Les mouvances wahhabites et salafistes ont profité d’une région aux frontières mouvantes, divisée par les guerres, pour exercer une mainmise, en finançant des écoles, en envoyant de l’argent ». Muamer Zukorlić se retrouve alors lié à des religieux dont la pratique de l’islam est beaucoup plus rigoriste que la pratique balkanique sécularisée par 45 ans de communisme. Formé à Constantine entre 1991 et 1993, au moment où le Groupe islamique armé (GIA) ensanglante l’Algérie, Muamer Zukorlić a toujours entretenu le doute quant à ses rapports avec les éléments les plus radicaux de l’islam.
“Prendre les armes” pour le Sandjak
En septembre 2014, il organisait à Novi Pazar une marche en mémoire de 2000 Bochniaques fusillés dans la ville par les partisans yougoslaves à la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’événement lancé sur Facebook appelait à former « l’armée du Sandjak » et à « prendre les armes pour protéger le peuple ». Quelques centaines de personnes se sont retrouvées à défiler derrière Zukorlić en chemises vertes, pantalons courts, portant la barbe et le fez traditionnel.
Le mufti a soutenu à la presse qu’il ne s’agissait là que d’une « performance ». « Il n’y avait rien de militant là dedans, a expliqué Zukorlić au quotidien autrichien Der Standard en novembre 2014. Regardez leurs chaussures, c’était des chaussures élégantes ! Pourquoi nous, musulmans, devons-nous toujours nous justifier ? C’était juste une sorte d’uniforme scout et tout ce qui n’est pas interdit est autorisé ». L’appel évoquant une « armée » menée par le mufti a, depuis, été retiré des réseaux sociaux.
Pour Sead Biberović, qui lutte pour plus de participation civique des jeunes à Novi Pazar, il ne fait aucun doute que Muamer Zukorlić a des soutiens haut placés à Belgrade. « L’Etat serbe l’aide car il y trouve aussi un intérêt : quand il y a un problème à Novi Pazar, cela correspond toujours à un moment où le gouvernement est en mauvaise posture sur le plan national ou international, analyse-t-il. Dans le cadre des négociations avec l’Union européenne par exemple. » En septembre dernier, au moment de la manifestation de « l’armée du mufti », la Serbie, candidate à l’entrée dans l’UE, était dans la tourmente après les déclarations de sa ministre de l’Agriculture, qui se disait favorable aux exportations de produits alimentaires vers la Russie, pourtant sous embargo européen. La crise à rebondissement du Sandjak est un épouvantail bien utile pour détourner l’attention des vrais problèmes du pays.
Menaces de mort et “méthodes fascistes”
En dépit de ses provocations et des incidents qui émaillent la vie à Novi Pazar, le mufti Zukorlić sait quand il le faut garder ses amitiés troubles à distance. Dans la presse, il condamne les jeunes de la ville partis combattre dans les rangs de l’organisation Etat islamique, en Syrie ou en Irak. Après les attentats commis contre Charlie Hebdo à Paris, il s’empresse de publier une tribune pour dénoncer à demi-mot l’attaque du journal satirique tout en évoquant un probable complot international contre les musulmans et les insultes faites à l’islam au travers de caricatures « haineuses ».
«Selon plusieurs sources, Zukorlić n’aurait plus de très bonnes relations avec les wahhabites » confie le maire de Novi Pazar, sceptique. Le mufti se dit même menacé par ces quelques centaines d’extrémistes et assure avoir été l’objet d’une tentative d’assassinat au bazooka alors qu’il jouait au foot, en 2007. Ironie certaine pour celui qui, dans les années 1990, « proscrivait les matches de football à ses fidèles », selon le maire.
Tout en ayant contribué au développement des réseaux radicaux, il savait aussi se présenter comme un « rempart » face à la menace islamiste. Un câble diplomatique secret de 2007 révélé par WikiLeaks montre l’attention particulière des services de renseignements occidentaux à l’égard des enjeux religieux dans la région. « Zukorlić a toujours été un élément modéré de la communauté islamique serbe, indique ce document classé confidentiel. Ayant requis l’aide de l’ambassadeur des Etats-Unis pour assurer sa sécurité personnelle, nous sollicitons la participation de Washington pour donner suite à sa demande ».
Depuis cette hypothétique tentative d’assassinat, Zukorlić joue au martyr. L’homme est pourtant loin d’être un enfant de chœur. Le journaliste Ishak Slezović, rédacteur en chef de la radio locale Sto Plus affirme être régulièrement menacé. « En 2007, quand la communauté islamique s’est divisée, nos émetteurs ont été attaqués au cocktail molotov. La police n’a jamais ouvert d’enquête, mais Zukorlić m’accuse régulièrement d’être un espion à la solde de la France et de recevoir de l’argent de Belgrade ! ».
Du côté de l’ONG Urban In, on dénonce les « méthodes fascistes » des séides du mufti. Pour Sead Biberović, ces intimidations sont devenues la routine. « Je reçois des messages, des SMS, des e‑mails dans lesquels on me menace. Mais je leur dis d’aller se faire foutre ! Je n’avais pas peur de Milošević et de ses services spéciaux, je ne vais pas craquer maintenant ! », lance-t-il avec l’énergie de ceux qui n’ont rien à perdre. Membre de l’ONG, la députée Ajda Ćorović a, quant à elle, été menacée de mort par le Cercle de la jeunesse musulmane, une organisation émanant de Zukorlić, pour avoir critiqué l’islamisation radicale du Sandjak.
Muamer Zukorlić gère pourtant son image et sa communication de main de maître. Et face à ceux qui l’accusent d’être trop radical, il a désormais un argument de poids. Edin Đerlek, son porte parole depuis un an, est une vitrine idéale pour représenter le mufti. Avec son élégant costume bleu, ses Ray Ban sur le nez et sa montre imposante au poignet, Đerlek ferait presque playboy méditerranéen. A 28 ans, il porte la bonne parole de Zukorlić auprès des médias et dans les sommets internationaux. Le communicant, qui est aussi professeur de philosophie à l’université du mufti, a bien appris sa leçon. « Mufti Zukorlić n’a aucun lien avec les extrémistes. Il fait sans arrêt appel au gouvernement pour résoudre ce problème ». Entre deux coups de fil sur son smartphone dernier cri, Đerlek concède son admiration sans bornes pour celui qu’il appelle son « frère » et son « meilleur ami ». « C’est un accro au travail ! A mes yeux, c’est l’homme le plus intelligent de Serbie. Je ne pourrais pas rêver meilleure position qu’à ses côtés ». Un fidèle sous emprise ? Peut-être. Toujours est il que Zukorlić est devenu un personnage incontournable du paysage politique et religieux serbe. Au risque de ne pas être toujours en odeur de sainteté.
Rédaction : Margaux Subra-Gomez
Enquête : Margaux Subra-Gomez et Valentin Pérez
(Encadrement : LG, SR et CR)