Diplomatie, Politique

Quatre preuves que la Yougosphère existe, au-delà des divisions politiques

Les pays issus de l’ancienne Yougoslavie ne parta­gent pas seule­ment une langue et une cul­ture com­mune. Ils sont aujourd’hui face à un défi : tir­er prof­it de leurs rela­tions com­mer­ciales priv­ilégiées pour peser d’avantage sur le plan international.

La scène se passe à Ankara en 2011. Dušan Spa­so­je­vić, l’ambassadeur serbe en Turquie, décide de réu­nir ses homo­logues des Balka­ns autour d’un dîn­er. Sont présents à ses côtés tous les ambas­sadeurs des pays de l’ancienne Yougoslavie : Macé­doine, Croat­ie, Bosnie-Herzé­govine, Slovénie, Mon­téné­gro, Koso­vo. A la fin du repas, lorsque les cra­vates sont dénouées, Spa­so­je­vić demande à voix haute :

« Messieurs, imag­inez : si la Yougoslavie exis­tait encore, un seul par­mi nous serait ici. Lequel ? »

La réponse importe peu. Mais le mes­sage est explicite : sept pays, sept ambas­sadeurs, une mul­ti­tude de fron­tières, tout cela n’a pas for­cé­ment grand sens pour les pop­u­la­tions de la région. La Yougoslavie n’existe plus. Mais la “Yougosphère”, elle, est dev­enue une réal­ité tan­gi­ble. Toutes ces per­son­nes ne par­lent plus de poli­tique ensem­ble mais elles restent liées, voire dépen­dantes les unes des autres.

Dušan SpasojevićDušan Spa­so­je­vić est avo­cat de pro­fes­sion. Ancien con­seiller du Prési­dent Boris Tadić, il a fait ses armes aux min­istères de la Défense et des Affaires étrangères, avant d’être nom­mé ambas­sadeur de Ser­bie en Turquie. Il tra­vaille dans le secteur privé depuis 2013, mais l’ancien diplo­mate garde un œil avisé sur la Ser­bie et sa posi­tion dans les Balka­ns. Nous l’avons ren­con­tré à Bel­grade pour com­pren­dre avec lui com­ment fonc­tionne cette “Yougosphère”. Ils nous apporte qua­tre élé­ments de réponse.

 

1. La Yougosphère est une réalité géographique et économique : Belgrade en reste le poumon

Bel­grade, ville cap­i­tale de l’ancienne Yougoslavie, reste le poumon économique de la zone. Tra­ver­sée par le cor­ri­dor X de développe­ment de l’Union Européenne, la ville se trou­ve sur un axe de pas­sage majeur de la région. C’est à cet endroit que la Save y ren­con­tre le Danube. Aujourd’hui encore, la riv­ière et le fleuve génèrent de nom­breux échanges com­mer­ci­aux. L’ancienne cap­i­tale de la Yougoslavie n’a rien per­du de sa superbe.

Située au croise­ment entre l’Orient et l’Occident, Bel­grade con­cen­tre env­i­ron deux mil­lions d’habitants, autant que dans toute la Slovénie. Elle demeure l’incontestable métro­pole des Balka­ns. Des grandes sociétés y instal­lent leur siège social région­al, comme Miche­lin. Les uni­ver­sités de Bel­grade for­ment des étu­di­ants venus de toutes les anci­ennes républiques yougoslaves. Beau­coup n’en repar­tent pas.

 L’éclairage de Dušan Spasojević :

 « Bel­grade n’est pas une ville immense et cer­taine­ment pas une ville mag­nifique mais il y a une atmo­sphère par­ti­c­ulière ici. La vie cul­turelle est très riche. Tous les artistes des Balka­ns veu­lent venir à Bel­grade, puisqu’il y a un pub­lic très large. Ils veu­lent tous pass­er à la télévi­sion serbe. Tout le monde regarde la télévi­sion serbe. Des Croates aux Bosniens en pas­sant par les Macé­doniens : tout le monde. »

 

2. La Yougosphère refuse la domination politique de la Serbie, mais l’économie ne ment pas

L’économie de la Yougosphère dépend beau­coup de celle de la Ser­bie, qu’on le veuille ou non. La Ser­bie a beau ne pas être très fréquentable aux yeux de tous ses voisins, ceux-ci ont besoin d’elle. Pre­drag Bjelić, écon­o­miste spé­cial­iste du com­merce inter­na­tion­al, évoque une « prépondérance des pro­duits serbes dans les Balka­ns », notam­ment dans le secteur de l’agro-alimentaire et de l’industrie chim­ique. Seule la Slovénie a une bal­ance com­mer­ciale équili­brée avec Bel­grade. Tous les autres pays de la région se four­nissent chez elle. En 2013, 12% des expor­ta­tions serbes se dirigeaient vers la Bosnie-Herzé­govine, 5% vers la Macé­doine et 4% vers la Croat­ie. Au Koso­vo, la Ser­bie exporte dix fois plus qu’elle n’importe.

Même si le pays n’a pas de véri­ta­ble allié poli­tique dans les Balka­ns, son pou­voir s’exerce par le porte-mon­naie. Dušan Spa­so­je­vić s’en amuse : les alliances sont tou­jours for­mées con­tre le pays le plus puis­sant. La Ser­bie béné­fi­cie toute­fois de l’appui du Mon­téné­gro, avec qui elle garde des liens très étroits depuis l’indépendance de Pod­gor­i­ca en 2006. Env­i­ron 150 000 Mon­téné­grins vivent dans la cap­i­tale serbe. Mal­gré les actuelles dis­sen­sions poli­tiques, la république serbe de Bosnie-Herzé­govine reste égale­ment un inter­locu­teur priv­ilégié de Belgrade.

 L’éclairage de Dušan Spasojević :

« Nos voisins ne recon­nais­sent pas l’influence serbe. En Autriche, les habi­tants par­lent alle­mand et l’admettent sans prob­lème. En Bel­gique, une par­tie de la pop­u­la­tion par­le français, en assumant le fait de par­ler français. Au Mon­téné­gro, en Croat­ie et en Bosnie, la pop­u­la­tion par­le le ser­bo-croate mais ne veut pas le recon­naître. Cha­cun veut don­ner son pro­pre nom à l’ancienne langue com­mune. Voilà le genre de prob­lème auquel nous devons faire face aujourd’hui. Et il n’y a aucune expli­ca­tion logique à cela. »

 

3. La Yougosphère dépend du moteur serbo-croate, souvent explosif

« Nous n’avons pas de bonne rela­tion avec la Croat­ie, à aucun niveau. » Dušan Spa­so­je­vić ne pour­rait pas être plus explicite. Depuis la fin du con­flit et la sig­na­ture des accords de Day­ton le 14 décem­bre 1995, la Croat­ie et la Ser­bie n’ont jamais véri­ta­ble­ment enter­ré la hache de guerre. En témoignent les plaintes pour géno­cide qu’ils se sont récipro­que­ment portés, respec­tive­ment en 1999 et 2010. La Cour Inter­na­tionale de Jus­tice (CIJ) a décidé le 3 févri­er dernier de rejeter ces accu­sa­tions. Elle a estimé que les exac­tions com­mis­es par les armées des deux pays lors de la guerre d’indépendance de la Croat­ie (1991–1995) n’avaient pas d’intention géno­cidaire. Une déci­sion saluée par Dušan Spasojević.

Dans les faits, il est tou­jours dif­fi­cile pour un investis­seur serbe de s’installer à Zagreb alors que l’inverse est courant à Bel­grade. Mais avec 540 mil­lions d’euros d’échanges annuels (chiffres de 2012), les deux pays ont une col­lab­o­ra­tion fructueuse qui devrait les con­duire à chercher à « apais­er leur rela­tion diplo­ma­tique afin de se con­cen­tr­er sur la coopéra­tion économique, ce qui leur serait prof­itable à tous les deux », selon Pre­drag Bjelić. Les choses bougent. Le Pre­mier min­istre serbe, Alek­san­dar Vučić, a assisté à l’investiture de la nou­velle Prési­dente croate Kolin­da Grabar-Kitarović, le 15 févri­er 2015 à Zagreb. Il a même déclaré avoir « 90% d’intérêts com­muns » avec la Croatie.

L’éclairage de Dušan Spasojević :

« Récem­ment, le con­cert d’un chanteur serbe, l’équivalent ici de Charles Aznavour, a été annulé à Zagreb. Pourquoi ? Parce que des vétérans de la guerre ont men­acé de man­i­fester et de per­turber la représen­ta­tion, sim­ple­ment parce qu’il était Serbe. Ce nation­al­isme poussé à l’extrême est com­plète­ment fou ».

 

4. La Yougosphère ne peut pas affronter l’UE en ordre dispersé

Deux pays de l’ancienne Yougoslavie ont inté­gré l’Union Européenne : la Slovénie (en 2004) et la Croat­ie (en 2013). L’ouverture au marché européen n’a pas vrai­ment été béné­fique pour la Croat­ie, qui a vu son taux de chô­mage aug­menter. Cette inté­gra­tion européenne a égale­ment eu des réper­cus­sions néga­tives sur les économies de ses voisins, regroupés dans l’ALECE (Accord de Libre Echange Cen­tre Européen), une alliance économique qui regroupe aujourd’hui l’Albanie, la Bosnie-Herzé­govine, la Macé­doine, la Mol­davie, le Mon­téné­gro, la Ser­bie et le Koso­vo. La san­té économique des Balka­ns est liée à leur rela­tion avec l’Union Européenne, voire de l’intégration à celle-ci de tous les pays de la zone. Autrement dit, leur com­péti­tiv­ité dépend de leur capac­ité à rester liés, à défaut d’être unis.

Selon Pre­drag Bjelić, « les pays de l’ALECE auraient intérêt à inté­gr­er l’UE tous en même temps, sous peine de voir leurs marchés s’effondrer ». Un scé­nario pour l’instant exclu par l’UE, qui a défi­ni une feuille de route pré­cise pour cha­cun des pays. Le chemin reste très long. La Croat­ie, soutenue par l’Allemagne, men­ace de faire bar­rage à l’entrée de la Ser­bie dans l’UE. La ques­tion koso­vare joue déjà ce rôle à mer­veille. La recon­nais­sance de Pristi­na est une con­di­tion non-offi­cielle (pour le moment) à l’intégration européenne. Aujourd’hui, la Ser­bie, le Mon­téné­gro et l’Albanie sem­blent être plus avancés dans le proces­sus européen que la Bosnie-Herzé­govine (trop insta­ble poli­tique­ment), la Macé­doine (en rai­son du véto grec) et le Koso­vo (Cinq pays de l’UE ne l’ont pas reconnu).

L’éclairage de Dušan Spasojević :

« Si nous ne sommes pas d’accord entre nous à l’origine, com­ment pour­rions-nous le devenir sous l’égide d’un grand patron, avec une mul­ti­tude d’autres pays ? Et nous, Serbes, si nous devons un jour choisir entre l’UE et le Koso­vo, nous n’hésiterons pas : nous con­tin­uerons à lut­ter pour le Koso­vo, en dehors de l’UE ».

Rédac­tion : Marie-Amélie Motte
Enquête : Marie-Amélie Motte, Alice Moreno et Camille Romano
(Encadrement : SR, JAD, LG et CR)