La « Yougosphère » est un concept qui définit les liens culturels, économiques et sociaux qui se recréent entre les peuples d’ex-Yougoslavie. Forgée par un journaliste étranger, cette formulation a du sens pour des observateurs. Pas au-delà, pour l’instant.
« La Yougo…sphère ? » Adossé au plan de travail de la cuisine commune, Nemanja, 35 ans, lève un sourcil à l’évocation de ce mot. Propriétaire d’une auberge de jeunesse du centre ville de Belgrade, il n’a jamais entendu parler d’une chose pareille. Il interpelle ses collègues dans les couloirs. Personne ici ne peut l’aider. « Ce sont les liens qui subsistent et renaissent entre les peuples des différents pays issus de la Yougoslavie ». Le regard de Nemanja s’éclaire. « Ah oui ! Je vois ce dont vous parlez. J’ai un ami croate. Il n’aimait pas les Serbes avant de me connaître. » Il esquisse un sourire.
Cette amitié au-delà des clichés continue de diviser Serbes et Croates vingt ans après la fin des guerres qui ont ravagé la région. Nous voilà au cœur de la “Yougosphère” chère à Tim Judah. Ce journaliste britannique a inventé le concept en 2009 dans un article pour la London School of Economics. Il est le correspondant de The Economist dans les Balkans. Joint par téléphone, il détaille son idée :
« J’ai voulu souligner une restauration des liens et des contacts entre les pays de l’ancienne Yougoslavie après les conflits ».
Séparés dans les années 1990, les pays issus de l’ancienne république fédérative se rapprochent aujourd’hui.
« La Yougosphère ce sont, par exemple, les Serbes, qui, dès le réveil, boivent du lait croate puis vont acheter des produits macédoniens au marché, partent en vacances sur la côte croate, font affaire en Bosnie et téléphonent à leur grand-mère au Monténégro ».
Les gens écoutent les mêmes musiques, à commencer par le turbofolk, ce curieux mélange local de techno cheap et de rythmes folkloriques, regardent les même émissions de télévision, les mêmes films. De nombreux Belgradois ont des cousins, des parents, nés en Croatie, installés en Bosnie, employés au Monténégro. Tim Judah asseoit sa théorie :
« Si vous demandez à un Serbe: “Considérez-vous la Bosnie ou la Croatie comme un pays étranger au même titre que la France où la Bulgarie ?”, je suppose que la réponse sera “non” ».
Baignés dans cette Yougosphère depuis toujours, les ex-Yougoslaves étaient-ils trop impliqués pour en prendre conscience ? Toujours est-il que le mot qualifiant cette réalité est venu de l’extérieur.
« Quand j’ai parlé pour la première fois de Yougosphère, l’intérêt pour le sujet a explosé car il y avait enfin un terme pour décrire ce que les gens savaient vaguement. Et quand le mot est apparu, ils ont pu dire “Mon Dieu, c’est ça, c’est ce qui est en train de se passer !” »
Comme Nemanja de l’auberge de jeunesse, beaucoup d’autres Serbes ignorent pourtant le concept. La plupart demandent à entendre une seconde fois le mot mystère pour être certains d’avoir bien compris. Ils le répètent lentement. Ils réclament finalement une explication. Une fois éclairés, la plupart s’exclament : « Ok, mais bien sûr ! ».
Le cercle très fermé des « Yougosphèrologues »
Tim Judah reconnaît que la Yougosphère n’est pas entrée dans le vocabulaire de tous.
« En général, ce sont les gens au niveau d’études élevé, les hommes d’affaires, les membres du gouvernement, les journalistes qui savent ce dont il s’agit. »
Dušan Spasojević, ancien diplomate, connaît le terme et ce qu’il implique. S’il adhère à l’idée, il n’a jamais participé à des rencontres ou des forums officiels sur le sujet.
Tim Judah parle, lui, de « conférences sur la Yougosphère » qui ont suivi la publication de son article. Quelques unes ont effectivement eu lieu, comme celle intitulée « Yougosphère — Une identité transnationale émergente en Europe du Sud Est ? » qui s’est tenue à l’université de Vienne (Autriche) en juin 2013. Elle regroupait notamment le Secrétaire général du Conseil Régional pour la Coopération dans la région des Balkans (RCC), un représentant de l’OSCE pour la liberté de la presse, un journaliste et un chercheur. Mais les rencontres autour de la Yougosphère se font extrêmement rares.
Mémoires vives et réticences
Même dans certains milieux officiels, on connaît mal la notion. Un diplomate occidental de haut niveau exerçant à Belgrade dit en avoir « entendu parler » sans vraiment savoir ce que la Yougosphère veut dire concrètement. « Globalement les relations entre les pays de la région sont plutôt mauvaises », lâche-t-il avant de nuancer : « Quoique… La Serbie fait quand même des efforts pour les améliorer. » En 2010, par exemple, le président serbe de l’époque, Boris Tadić avait présenté ses excuses pour le massacre de Vukovar. Ce sombre événement remonte à 1991, lorsque des milices serbes ont tué deux cent civils et prisonniers croates.
Ce même diplomate concède toutefois que la « Yougosphère peut toucher certains individus, mais au niveau institutionnel, il n’y a pas d’exemple ». Il rebondit ensuite sur le phénomène de “Yougonostalgie”. Cet autre néologisme désigne le sentiment nostalgique de la Yougoslavie de Tito, ce qui n’a pas grand chose avec une quelconque renaissance des liens entre les pays de l’ancienne Yougoslavie.
Si des médias du monde entier ont repris le concept de “Yougosphère” dès 2009, dans les Balkans, on préfère de loin celui de “Yougonostalgie”. Google propose à peine une dizaine de milliers de résultats pour l’occurrence Yougosphère contre plusieurs centaines de milliers pour Yougonostalgie. Comme si ce qui s’était passé comptait plus que le présent, ou même l’avenir.
Le concept a même provoqué quelques réticences. Tim Judah explique :
« Beaucoup de gens en Croatie n’ont pas aimé le mot. Juste le mot, pas la réalité qu’il recouvre. Pourtant, là-bas, il y a plein d’exemples fantastiques de ce dont je parle. »
Omniprésente dans la vie quotidienne, la Yougosphère reste encore une idée que les Ex-Yougoslaves doivent s’approprier. Ou plutôt se réapproprier.
Rédaction : Alice Moreno
Enquête : Camille Romano, Marie-Amélie Motte et Alice Moreno
(Encadrement: CR et SR)