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Culture, Société

A Belgrade, la Yougosphère n’est pas vraiment un «melting-potes»

Entre Serbes, Croates, Mon­téné­grins et autres nation­al­ités de l’ex-Yougoslavie, les rela­tions restent influ­encées par de lourds préjugés. La Yougosphère est un con­cept théorique qui fait sens pour les chercheurs. Pas encore pour Mon­sieur Tout-le-Monde. Reportage.

Si la yougosphère existe, per­son­ne, à Bel­grade, ne le sait vrai­ment. Un jour, longtemps, Serbes, Croates, Mon­téné­grins, Bosniens, Slovènes, Macé­doniens et Koso­vars ont fondé un seul et même pays. Ils étaient Yougoslaves. Or, même si les moins de trente ans n’ont pas con­nu ce pays de cocagne, ou si peu, ils ont tous le sen­ti­ment de ne pas pou­voir échap­per à cet héritage. Ils parta­gent la même langue, écoutent la même musique, vont dans les mêmes lieux. Ils ne con­nais­sent pas le con­cept de yougosphère, qui a voca­tion à définir la per­ma­nence de liens intimes entre les pays de l’ex-Yougoslavie, mais ils en con­nais­sent la réal­ité quo­ti­di­enne. Ils ne con­sid­èrent pas la Croat­ie ou la Slovénie comme un pays étranger. Enfin, pas totale­ment. Ils ne devraient pas. Ils le savent, mais au fond, il le font quand même.

Belgrade, Zagreb, même combat

Mil­i­ca, 24 ans, étudie l’ingénierie civile à Bel­grade depuis cinq ans. Elle vient du Mon­téné­gro, d’une petite ville « pas vrai­ment impor­tante ». Pour elle, par­tir pour la cap­i­tale serbe, c’était tout à fait nor­mal. Il y est plus facile de trou­ver un emploi et la vie « est bien meilleure ». « J’adore Bel­grade depuis que je suis enfant. C’é­tait logique pour moi de m’y installer. » Sa famille vit encore au Mon­téné­gro, mais pour autant elle ne souhaite pas y retourn­er. Elle se sent chez elle ici.

« On était le même pays il n’y a pas si longtemps. Pas seule­ment le Mon­téné­gro et la Ser­bie. Je ne vois pas la dif­férence entre les deux. »

Mir­jana, qui tra­vaille à la télévi­sion, est une Serbe qui a pen­sé démé­nag­er à Zagreb :

« J’étais prête à par­tir, mais j’ai appris que j’é­tais enceinte. Cela n’au­rait pas été pra­tique pour moi, je n’au­rais pas pu m’in­ve­stir dans ce nou­veau tra­vail comme je l’au­rais souhaité. Alors j’ai préféré rester à Belgrade. »

Pour les deux jeunes femmes, Bel­grade, Zagreb, ou Pod­gor­i­ca, c’est la même chose. Les liens dont par­le le jour­nal­iste Tim Judah, à l’o­rig­ine du con­cept de yougosphère, s’in­car­nent prin­ci­pale­ment pour la pop­u­la­tion par la cul­ture, et notam­ment la musique. Depuis les années 1990, toute l’ancienne Yougoslavie vit au rythme du tur­bo­folk, ce genre hybride typ­ique­ment local, mêlant la tech­no aux sonorités et motifs folk­loriques. Les pops-stars des Balka­ns, en 2015, ne font que peu de cas des fron­tières. Des artistes comme la Serbe Ceca ou la Croate Sev­e­ri­na font des tournées gigan­tesques, et rassem­blent 20 000 fans tant à Bel­grade qu’à Zagreb. Que Ceca ait été mar­iée à un crim­inel de guerre, le sin­istre Arkan, ne sem­ble pas vrai­ment gên­er le pub­lic croate ou bosnien.

Ces affinités sélec­tives qu’en­tre­ti­en­nent les anci­ennes républiques de Yougoslavie ont un point d’an­crage : la langue. Le ser­bo-croate de l’époque cohab­itait avec le macé­donien et le slovène comme langues offi­cielles de la fédéra­tion. La langue étant la base de la com­mu­ni­ca­tion, elle con­stru­it, ici comme ailleurs, une unité cul­turelle. L’hu­mour par exem­ple, est dif­fi­cile­ment traduis­i­ble. Pour Ste­fan, étu­di­ant bel­gradois de 21 ans, les blagues serbes sont « dif­fi­ciles à com­pren­dre pour les étrangers ». « Elles ne veu­lent rien dire dans les autres langues, explique-t-il. On ne saisit pas les sub­til­ités, et les références ». La Bosnie-Herzé­govine est, elle aus­si, con­nue dans la région pour son humour acide. C’est à Sara­je­vo qu’on pro­dui­sait, dans les années 1980, une émis­sion qui reste culte dans tout l’espace post-yougoslave : Top Lista Nadreal­ista (Le Hit Parade des Sur­réal­istes), une sorte d’émanation locale des Nuls.

La yougosphère a sa langue

Offi­cielle­ment, désor­mais, on par­le le serbe en Ser­bie, le croate en Croat­ie, le bosnien en Bosnie-Herzé­govine et le Mon­téné­grin au Mon­téné­gro. Fon­da­men­tale­ment, c’est le même idiome serbo-croate.

En Croat­ie, les autorités ont ten­té de con­stru­ire le croate comme une langue indépen­dante, après la fin de la guerre. Les mots con­sid­érés comme trop “serbes” ont été aban­don­nés. Le site fondé par le lin­guiste québé­cois Jacques Leclerc racon­te l’épu­ra­tion de la langue croate. Les exem­ples qu’il donne sont sou­vent ceux qui sont cités par les Serbes pour expli­quer cette dif­féren­ci­a­tion. Le ser­bo-croate util­i­sait par exem­ple le terme trans­par­ent « avion ». Le croate post-1991 utilise désor­mais « zrako­plov », lit­térale­ment « les voiles de l’air »« Ce sont des inven­tions poli­tiques, explique Mir­jana, Les respon­s­ables ont inven­té des mots croates, mais per­son­ne ne les utilise vrai­ment. » D’après les spé­cial­istes, il y a moins de dif­férences entre le serbe et le croate qu’en­tre le français de Paris et celui de Québec. A Split ou à Novi Sad, on par­le en fait la même langue. Celle de la yougosphère.

Carte de l'ex-Yougoslavie et de ses nationalités
Carte de l’ex-Yougoslavie et de ses nationalités

Un show qui mélange cinq nationalités

La Slovénie reste un pays un peu à part dans la région. Elle est aus­si à part sur le plan lin­guis­tique. Pre­mière république à rejoin­dre l’U­nion Européenne en 2004, elle est vue par ses voisins comme « un pays aux paysages naturels mag­nifiques », et « économique­ment très dévelop­pé ». De ses habi­tants, on pense même qu’ils sont « très européens dans leur nature », qu’ils sont plus proches de l’Autriche que des Balkans.

Mir­jana, assis­tante pour la société audio­vi­suelle Emo­tion Pro­duc­tion, sourit en nous par­lant de l’im­age de ses voisins slovènes. « Le pays lui-même est très organ­isé, très pro­pre » assure-t-elle. La société de Mir­jana pro­duit Veli­ki Brat, la ver­sion locale du pro­gramme de téléréal­ité “Big Broth­er”. L’équipe vient à la fois de Bel­grade et de Ljubl­jana, mais le tour­nage se fait en ban­lieue de Bel­grade. Emo­tion pro­duc­tion a racheté beau­coup de licences à Ende­mol pour les adapter ici : “Star Acad­e­my”, “La Ferme Célébrités”, “Secret Sto­ry” en France. Les émis­sions de téléréal­ité locale ont cepen­dant une par­tic­u­lar­ité : elles réu­nis­sent des can­di­dats de toutes les nation­al­ités de la zone. L’a­vant-dernière édi­tion serbe, dif­fusée en 2011, a été la pre­mière à réu­nir Serbes, Croates, Mon­téné­grins, Bosniens et Macé­doniens. L’édi­tion actuelle­ment en pré­pa­ra­tion ajoutera à ce joyeux mélange l’ingrédient final : les Slovènes. Un vrai show, si ce n’est yougoslave, en tout cas « yougosphérien ».

On reste très pru­dent dans les bureaux de la pro­duc­tion quand il s’ag­it de nation­al­ités, et toute l’équipe se donne les moyens de ne pas provo­quer de scan­dale. Vuk, pro­duc­teur exé­cu­tif de l’émis­sion, depuis la pre­mière édi­tion, a tout prévu :

« Il est formelle­ment inter­dit aux can­di­dats de s’in­sul­ter sur la base de la nation­al­ité, c’est dans leur con­trat . On fait vrai­ment très atten­tion à ça, et nous n’avons jamais eu d’in­ci­dent de ce genre depuis le début. Même quand les can­di­dats ont trop bu par exemple.»

Entre angélisme et appât du gain

Bojan, super­viseur scé­nar­is­tique depuis huit ans chez Emo­tion pro­duc­tion, se sou­vient pour­tant d’un inci­dent «mineur», mais qui aurait pu tourn­er mal :

« Une des can­di­dates mon­téné­grines était en train de chanter en faisant la vais­selle. Seule­ment elle était en train de chanter une chan­son que les Croates trou­vent offen­sante, une chan­son nation­al­iste. On l’a appelée tout de suite dans le con­fes­sion­nal, pour lui rap­pel­er qu’elle ne pou­vait pas faire ça. »

La logique de recrute­ment et de fonc­tion­nement d’E­mo­tion Pro­duc­tion oscille entre angélisme et appât du gain. Mir­jana, tient à pro­mou­voir le vivre ensem­ble au sein de la yougosphère.

« On sort à peine d’une ter­ri­ble guerre, c’est une façon de guérir aus­si. Il faut appren­dre aux généra­tions nou­velles que l’on peut pass­er out­re ce qu’il s’est passé il y a vingt ans, et que la haine n’est pas la façon de gér­er cet héritage.»

Mir­jana affirme que la nation­al­ité n’est pas un critère de sélec­tion pour par­ticiper aux émis­sions d’E­mo­tion. Même si elle avoue avoir assisté à des séances de cast­ing plus poussées quand il s’agis­sait de can­di­dats serbes, bosniens ou croates. « On ne peut jamais savoir. Ils ont peut-être une moti­va­tion poli­tique, et on ne peut pas per­me­t­tre cela. »

Avec Vuk, c’est un tout autre son de cloche. Doudoune à four­rure, même à l’in­térieur du bâti­ment sur­chauf­fé, grosse mon­tre au poignet, il nous explique l’air pressé sa prin­ci­pale moti­va­tion : « l’argent ». Et s’il doit pro­mou­voir un beau con­cept, pourquoi pas. Mais le plus impor­tant, c’est de rem­plir son compte en banque. Pas langue de bois pour un sou, il affirme claire­ment avoir des quo­tas nationaux. « Ils sont cal­culés en fonc­tion des marchés de chaque pays : la Ser­bie et la Croat­ie, pays les plus peu­plés, seront plus représen­tés que la Macé­doine ou le Mon­téné­gro. »

Une « rumeur » pas politiquement correcte

D’autres émis­sions pro­duites par la société auraient pu faire scan­dale. Operaci­ja Tri­jumf, la “Star Acad­e­my” locale, par exem­ple. La pre­mière édi­tion a été dif­fusée en 2008. Mir­jana se rap­pelle d’une rumeur qui avait cir­culé à l’époque en Ser­bie et qui cri­ti­quait la par­tic­i­pa­tion d’un Bosni­aque. Qui a néan­moins rem­porté la com­péti­tion. « Il avait du tal­ent, et un sou­tien bien organ­isé, donc il a gag­né. »

Ces rumeurs, ces clichés, c’est le bât qui blesse la yougosphère. Vivre ensem­ble, oui c’est naturel. Seule­ment le dis­cours sur la prox­im­ité peut se fis­sur­er très rapi­de­ment. Chez Kristi­na, étu­di­ante en sci­ences poli­tiques de 22 ans, le volte-face est rad­i­cal. Elle pro­fesse sa croy­ance en l’é­gal­ité totale entre tous les ex-Yougoslaves, et la néces­sité de pou­voir se côtoy­er. Quand vient le tour des Monténégrins :

« Ne me par­lez pas des Mon­téné­grins ! Ils vien­nent faire leurs études en Ser­bie, et après, ils nous pren­nent tous les postes de direc­tion. Il ne reste plus rien, on est oblig­és de tra­vailler pour eux. »

La jeune femme, bosni­enne par sa mère, refuse pour­tant de se catégoriser :

« Je ne me sens pas Serbe, pas Bosni­enne. Je suis une femme. »

Quand il est ques­tion de la Croat­ie, ses sour­cils se fron­cent à nouveau.

« Mais oui, les Serbes aiment beau­coup les Croates. Ce sont plutôt eux qui ne nous aiment pas ».

Des Croates ont van­dal­isé la voiture de son père lors d’un voy­age à Dubrovnik. Il a égale­ment eu la sur­prise de voir un graf­fi­ti sur un mur dis­ant : « Inter­dit aux chiens et aux Serbes ». Les Croates, selon les dires des jeunes Serbes, ne veu­lent pas se mélanger. Pour­tant, quand on les inter­roge, aucun n’a d’a­mi croate. Ils font état de con­nais­sances ou des ami­tiés issues d’autres républiques, mais per­son­ne ne souhaite s’é­ten­dre sur le sujet. Dif­fi­cile d’y croire, en voy­ant tous ces groupes d’é­tu­di­ants révis­er ensem­ble pour leurs exa­m­ens fin­aux. Ils sont des dizaines, tous serbes. Des étu­di­ants étrangers? « Pas ici, non. Et puis on n’en con­naît pas. »

Petar, un autre étu­di­ant de 21 ans, nous lance, agacé :

« C’est facile pour vous de venir nous dire qu’on a une cul­ture com­mune, quand nous, on sait qu’on a con­nu la guerre ».

Petar est né en 1994. Trois ans après le début du con­flit. Man­i­feste­ment, les sources de dis­corde qui ont ensanglan­té la terre de ses par­ents sont par­v­enues jusqu’à lui.

Rédac­tion : Camille Romano
Enquête : Alice Moreno, Marie-Amélie Motte, Camille Romano
(Encadrement et cor­rec­tions : LG, SR et CR)