C’est l’histoire d’un chef-d’oeuvre du cinéma totalement débordé par sa résonance politique. En 1995, Underground remporte la Palme d’Or au festival de Cannes, une consécration qui suscite une vive controverse sur fond de guerre en ex-Yougoslavie. Le film n’y a pas survécu.
Une galerie de personnages hauts en couleur, une musique tzigane entraînante, et une bonne dose d’humour débridé. Sur le papier, Underground (Podzemlje en serbe), le cinquième long-métrage du cinéaste serbe Emir Kusturica, avait tout pour devenir culte. Découpé en trois chapitres, Underground retrace l’histoire de la Yougoslavie de 1941 à 1992, de l’occupation nazie à l’éclatement du pays en passant par le Titisme. En 1995, le film est repéré par Gilles Jacob, qui décide de le faire concourir dans la sélection officielle à Cannes. Bien qu’il ne parte pas favori, le film rafle la Palme d’Or, la deuxième pour Kusturica, dix ans après celle obtenue pour Papa est en voyage d’affaires.
Le réalisateur, qui commence à se faire un nom auprès du grand public, parlera lui-même de “seconde naissance” à propos de ce nouveau prix. Pour beaucoup de critiques, Underground est un grand film. “Je ne sais pas trop où en est Kusturica aujourd’hui, mais il a eu ses moments de grâce avec Underground”, constate Gilles Jacob, vingt ans après. Pourtant, si le film a marqué les esprits, c’est avant tout à cause de la polémique qu’il a suscitée.
Finkielkraut, l’homme par qui le scandale est arrivé
Le 2 juin, quelques jours après la fin du festival de Cannes, Alain Finkielkraut signe une tribune assassine dans le journal Le Monde titrée L’imposture Kusturica. Selon le philosophe, le jury aurait décerné cette récompense au réalisateur balkanique pour saluer le film, mais également pour manifester sa solidarité avec les victimes de la guerre qui ravage la Bosnie-Herzégovine depuis 1992. Alain Finkielkraut voit dans le film de Kusturica une propagande pro-serbe qui revisite l’histoire de l’ex-Yougoslavie à travers le prisme de la “Grande Serbie” chère à Slobodan Milošević. “En récompensant Underground, le jury de Cannes a cru distinguer un créateur à l’imagination foisonnante, écrit-il. En fait, il a honoré un illustrateur servile et tape-à-l’oeil de clichés criminels ; il a porté aux nues la version rock, postmoderne, décoiffante, branchée, américanisée, et tournée à Belgrade, de la propagande serbe la plus radoteuse et la plus mensongère”.
Cette première tribune va échauffer les esprits, notamment celui de Serge Regourd. Professeur de droit à Science Po Toulouse, il n’a a priori aucune raison de se mêler à une controverse cinématographique. “Je vois le film d’Emir Kusturica à 8 heures du matin et c’est un vrai choc esthétique, nous raconte-t-il. Je suis alors persuadé que ce film est hors du commun et qu’il mérite la Palme d’Or mais, dans un contexte de guerre de Bosnie, je vois bien qu’un certain nombre de commentaires se demandent si le film est politiquement correct. Le film traite la guerre de Bosnie sans dire qu’il y a les méchants serbes. Je suis simplement persuadé d’avoir vu un film incroyable. Quand il a la Palme d’Or, je suis ravi de voir que la logique esthétique et culturelle est plus importante pour le jury que les basses considérations politiques.”
Regourd ne peut pas laisser passer la tribune du Monde. Dans sa réponse, publiée une semaine plus tard dans le quotidien du soir, Regourd compare Alain Finkielkraut à Andreï Jdanov, le censeur officiel du parti soviétique. Il le fait en ces termes : “Dans la pire période stalinienne, Jdanov se définissait comme une ‘sorte de philosophe en chef, le garant de l’idéologie, son interprète le plus autorisé’. C’est bien l’exacte fonction assumée par Alain Finkielkraut à l’égard du film de Kusturica.” Avec le recul, il explique : “Cette condamnation par les êtres bien-pensants pour des basses considération m’a beaucoup touché. J’ai trouvé ça tellement nul que j’ai répondu dès que j’ai pu.” Alain Finkielkraut n’a pas souhaité s’exprimer sur le sujet malgré nos multiples demandes d’interview.
Le lendemain de la réponse de Serge Regourd, le philosophe Bernard Henri-Levy dénonce à son tour l’idéologie pro-serbe du film dans sa chronique hebdomadaire du Point. Comme Bernard Henri-Levy, Alain Finkielkraut reconnaitra avoir pris parti sans avoir vu le film. En réalité, le premier s’est fait le porte-parole de l’opinion publique bosniaque, le second celui des Croates. S’en suivront des débats houleux entre pro et anti Underground, un marathon de réactions et d’arguments divers durant les cinq mois qui séparent la Palme d’Or de la sortie sur les écrans en octobre 1995. Tout a été dit, le film disséqué, commenté, argumenté. Répétée ad nauseam, la polémique va dégouter le public d’aller voir Underground avant même sa sortie. Résultat : à peine 350.000 entrées en salle, un chiffre très faible comparé à son potentiel commercial.
Si en France, la controverse autour d’Underground a été vive, la réception du film est tout aussi mitigée dans les différents pays de l’ex-Yougoslavie. Co-produit par la Radio-Télévision serbe, l’un des organes de propagande du régime Milošević, il est bien accueilli en Serbie. On s’y félicite de l’image positive qu’il apporte au pays à l’international au moment où celui-ci se trouve condamné à cause de son rôle dans les guerres en Bosnie et en Croatie. À l’inverse, en Bosnie-Herzégovine, on s’offusque du positionnement pro-serbe de Kusturica en plein siège de Sarajevo, sa ville natale. Personne ne lui pardonnera d’avoir pris fait et cause pour l’ennemi. Emir Kusturica reste, aujourd’hui encore, persona non grata dans la capitale bosnienne. “A partir de Underground, le cinéma de Kusturica est un cinéma organisé, financé et surveillé par le pouvoir de Milošević, assure, malgré les démentis de l’intéressé, Boris Najman, maitre de conférence à l’université Paris 12 et président de l’association Sarajevo, Donc les choses changent, tant dans son processus artistique que dans le message qu’il veut faire passer. Underground est sûrement le film qui caractérise le plus cette rupture”.
Une postérité gâchée
Vingt ans plus tard, alors que les débats autour de Kusturica et de son nationalisme pro-serbe se sont multipliés, le film n’a pas pris une ride. Le long-métrage possède une force indéniable. Pendant quasiment trois heures, Underground raconte un demi-siècle d’histoire troublée dans un pays rongé par la guerre et la corruption, le tout dans une atmosphère festive saupoudrée d’humour acide.
Les détracteurs du film reconnaissent aussi ses qualités cinématographiques. Boris Najman considère néanmoins qu’Underground restera anecdotique dans la filmographie du réalisateur serbe. “Au-delà de la Palme d’Or, la vraie question c’est : est-ce que ce film restera ou pas ? Pour moi, ce n’est pas Underground dont on se souviendra. Papa est en voyage d’affaires, Te souviens-tu de Dolly Bell et dans une moindre mesure Le Temps des Gitans sont des films qui marqueront plus l’histoire du cinéma.”
Aujourd’hui, en dehors des inconditionnels de Kusturica et de cinéphiles compulsifs, personne ne se souvient d’Underground. Et quand on en parle, il est rarement question de ses qualités artistiques. C’est la polémique qui est restée. “Quand on ouvre Wikipédia et que la première chose qu’on voit c’est la polémique, on a envie de dire à Wikipédia, ‘non, on parle d’abord du film’, déplore Sophie Benamon, critique de cinéma à Studio Ciné Live, qui avait couvert le festival de Cannes en 1995. Vingt ans après, il n’est pas à la place où il devrait être. Underground est un très très bon film, une Palme d’Or totalement méritée. La polémique n’a pas empêché Kusturica de faire des bons longs-métrages ensuite. Elle empêche simplement Underground d’être reconnu à sa vraie valeur.”
Si les critiques ont eu un impact négatif sur le film, elles n’ont pas véritablement surpris Kusturica. Sept ans après le tournage, le réalisateur serbe revient sur la polémique autour de son long-métrage. “Underground s’oppose à la propagande. Comme c’est déjà arrivé souvent dans l’histoire de l’art, on en vient à être accusé de faire de la propagande, le plus souvent par ceux qui n’ont jamais vu le film. Avec le recul, je comprends que c’est un élément nécessaire de l’histoire.”
Rédaction : David Ravier
Enquête : David Ravier et Sophie Samaille
(Encadrement et correction : SR et CR)