Pour Emir Kusturica, il y aura eu un avant et un après-Underground. L’homme et surtout l’artiste ont changé après la Palme d’Or reçue en 1995 et la vive controverse qui a suivi. Celui qui fut à la fois le cinéaste prodigue de Sarajevo, le grand gagnant du festival de Cannes et l’incompris du public français, est devenu un créateur aussi politisé qu’insaisissable.
Le visage fatigué, l’air perdu dans son grand manteau de laine bleue, Emir Kusturica ne dégage rien d’une star internationale lorsqu’il franchit la porte des studios pour lesquels il vient enregistrer une interview. Aux premiers mots prononcés avec assurance et humour dans un français impeccable, le souvenir des chefs‑d’oeuvre dont il est l’auteur revient comme une claque. Derrière cette nonchalance, se cache un monstre de cinéma. Lorsqu’il parle, les six personnes qui se trouvent là sont happées par son magnétisme. Sa carrure imposante et sa réputation de bagarreur y contribuent. Emir Kusturica impressionne encore, plus de trente ans après le début de sa carrière de cinéaste. Sa première carrière.
Le “monstre” naît une première fois en 1954, à Sarajevo. Enfant dynamique et curieux, il ne s’intéresse véritablement au cinéma qu’au moment de l’adolescence. Mais la naissance de l’homme que nous connaissons aujourd’hui remonte au printemps 1995. Emir Kusturica est déjà connu et reconnu pour ses films aux accents baroques et poétiques, à l’image de Papa est en voyage d’affaire, Palme d’Or à Cannes en 1985, Le Temps des Gitans (1989) ou Arizona Dream (1990). Le cinéaste a suivi les cours de la prestigieuse école de cinéma de Prague, la FAMU, avant de revenir à son Sarajevo natal puis de s’exiler quelques temps aux Etats-Unis. Une période qu’il qualifie lui-même “d’innocente”. Cette même période s’achève avec son cinquième film. Underground. Un chef‑d’oeuvre. Vingt ans après l’avoir sélectionné pour le festival de Cannes, Gilles Jacob en est encore convaincu : “Il n’y a pas beaucoup de réalisateurs qui ont un tel style et une telle personnalité. C’est un film lyrique et poétique.” Une fresque vivante retraçant cinquante ans de Yougoslavie sur fond de Titisme et de guerre des Balkans.
Le film remporte la Palme d’Or du festival. Sa seconde. Il n’est que le troisième à remporter deux fois la récompense suprême du cinéma international, après les illustres Bille August et Francis Ford Coppola. Cette Palme fait rentrer Kusturica dans la grande histoire du cinéma. La critique cannoise est unanime. “C’est un visionnaire” confie Gilles Jacob. Le film est une “claque”, “un feu d’artifice d’invention” pour Sophie Benamon, qui a couvert l’édition 1995 du Festival pour Studio Ciné Live. La marque d’un “esthétisme grandiose” selon Sophie Grassin du Nouvel Observateur, alors reporter pour L’Express.
Le personnage médiatique est né. Le personnage polémique aussi. Car la venue au monde est brutale et douloureuse. En 1995, la Yougoslavie se déchire depuis cinq ans. Derrière le film, il y a la guerre de Bosnie. Alain Finkielkraut, philosophe, voit Kusturica comme un “illustrateur servile et tape-à‑l’œil” qui prône la “propagande serbe la plus radoteuse et mensongère.” Il l’écrit dans une tribune au Monde, le 2 juin 1995. C’est un coup de tonnerre. L’oeuvre cinématographique s’efface derrière les débats politiques. Sa sortie en salle, en octobre, après un trimestre d’attaques et de contre-attaques, passe inaperçue. “C’est ça qui a empêché Underground d’être reconnu à sa juste valeur “, déplore Sophie Benamon. Après tant de violences, Emir Kusturica annonce qu’il arrête le cinéma au moment de sa sortie en salle. Mais il reviendra sur les écrans en 1998 avec Chat Noir Chat Blanc.
Vingt ans après, Boris Najman, président de l’association Sarajevo, estime que “seuls ses trois ou quatre premiers films resteront dans l’histoire “. Peut-être car “l’Emir”, après Underground, devient un artiste multiple. Inclassable. Cinéaste, documentariste, acteur, musicien, auteur. Industriel, aussi. “Le cinéma est devenu l’une des multiples cordes de son arc” estime Serge Regourd, un ami français du Serbe. Kusturica lui-même se décrit comme un “cirque”. Sa seconde carrière est multiforme. Président du festival de Cannes en 2005, il est à l’affiche de deux films en 2009 en qualité d’acteur, Alice au pays s’émerveille de Marie-Eve Signeyrole et L’Affaire Farewell de Christian Carion, alors même qu’il vient de terminer son second documentaire en moins de deux ans. Sillonnant les routes avec son groupe de rock, le No Smoking Orchestra, il fait de la musique comme il crée ses films, avec une énergie sans limites, tout en se plongeant dans des projets plus fous les uns que les autres.
Kusturica se fait bâtisseur d’un village alternatif à Küstendorf et y donne des festivals de cinéma chaque année. Leader d’un groupe, propriétaire de boissons et pistes de ski ou écrivain de nouvelles inspirées de sa propre existence, il ne s’arrête jamais de créer. Plus qu’un nom, il est devenu une marque. Il a soixante ans. Il ne les fait pas. Seuls ses cheveux légèrement grisonnants témoignent du rythme de vie effréné qu’est le sien depuis la Palme d’Or qui a changé sa vie.
Après Underground, le cinéma du “Fellini des Balkans”, comme la critique aime à le surnommer, se fait plus rare. Plus calme aussi. Aujourd’hui, l’homme public est plus politisé que jamais. “Cette folie qu’il avait dans ses premiers films n’a plus rien à voir avec ce qu’il est aujourd’hui, dit Boris Najman. Il est dans cette recherche constante de ses origines, un peu vaine, lui qui a grandi à Sarajevo à côté des Tziganes. Cette façon de se travestir pour coller à des idées politiques qu’il ne comprend pas vraiment n’est pas une réflexion de fond. Ce n’est pas ça, son cinéma. Il s’est renié lui même. C’est un personnage double.”
“Un écorché vif”, “aussi inintéressant que Depardieu”
“Je me rappelle de Scorsese qui avait dit “après ma Palme d’Or pour Taxi Driver, j’ai raté les deux films suivants parce que j’étais devenu prétentieux”, raconte Gilles Jacob. Kusturica, lui aussi, a conscience de sa valeur. Une nette conscience de sa valeur. Le milieu du cinéma sait qu’il ne s’est pas du tout entendu avec Patrice Leconte sur le tournage du film La veuve de Saint Pierre, car il voulait faire lui-même la mise en scène.” Ses amis le comparent à un ours, un ogre tant “sa notion de civilité est éloignée des normes traditionnelles”, explique Serge Regourd. “C’est un écorché vif. Il n’accepte le désaccord de personne, sauf peut être de Miki Manojlović (NDLR, l’acteur vedette d’Underground). Il s’est brouillé avec beaucoup de ses anciens amis et de ses interlocuteurs à cause de cette personnalité très particulière.”
Dans son pays natal aussi, on lui tourne le dos après Underground. Le film fait l’objet d’un rejet instantané en Bosnie-Herzégovine, où on ne comprend plus ni l’homme qu’il est devenu, ni ses actes. Kusturica abandonne la religion musulmane pour devenir orthodoxe. Il a construit son village d’Andrićgrad à Višegrad, dans l’est de la Bosnie-Herzégovine, une région où de nombreux civils bosniaques ont été tués pendant la guerre. Sans compter qu’il a utilisé les pierres d’une ancienne forteresse austro-hongroise… Goran Bregović, Srđan Dizdarević, Ademir Kemović sont autant de proches, qui ne parlent plus aujourd’hui de leur relation passée. Kusturica n’a jamais mis les pieds à Sarajevo depuis 1991. Dans la capitale bosnienne, le film Underground est encore aujourd’hui vécu comme une trahison. Son parti pris pro-Serbe en plein siège n’a jamais été pardonné par sa ville natale.
Pro-nationaliste serbe, désormais assumé
Certains sujets sont sensibles avec Emir Kusturica. A l’évocation des financements de son film sur le plateau de France 24, son attachée de presse se crispe, se penche, craint la suite. Elle tente une phrase, un mot, se ravise. Kusturica, lui, est totalement décontracté. Les rumeurs de financements par Milošević, maintes fois démenties par l’intéressé, ne seront pas évoquées. Ni ses relations amicales avec Vladimir Poutine ou Hugo Chávez. Kusturica passe à autre chose sans encombre. Il s’exprime en serbe, anglais et français, mais s’il est bien une langue qu’Emir Kusturica ne parle pas, c’est la langue de bois. Il a perdu sa “naïveté politique” avec le tournage d’Underground, assure-t-il. Le cinéaste ne cache plus son penchant nationaliste pro-serbe et sa yougonostalgie. “Il y a une dimension politique évidente dans ce film, témoigne Boris Najman. Une mélancolie, une nostalgie d’un pays qui n’existe plus. Au risque d’être qualifié de “mégalomane” ou “négationniste” par ses opposants. Voire d’être relégué au rang des idoles déchues .“Il est aujourd’hui aussi inintéressant que Depardieu” juge Boris Najman.
On the milky road, son prochain film, est en tournage depuis 2013, sans cesse ajourné par d’autres projets. “Les metteurs en scène ont des moments de grâce et des moments moins bons, concède Gilles Jacob. Je ne sais pas trop où en est Kusturica mais son “génie” ne s’est pas éteint avec la Palme d’Or.” Le réalisateur serbe le pense plus que quiconque. Son film, il veut le présenter au festival de Cannes 2016. Emir Kusturica prépare ses retrouvailles avec tous ceux qui l’enterrent depuis vingt ans.
Rédaction : Sophie Samaille
Enquête : Sophie Samaille et David Ravier
(Encadrement et corrections : SR et CR)