Plus de vingt ans après sa dissolution, la Yougoslavie n’existe plus comme pays. Mais aujourd’hui, elle s’affiche à nouveau en Serbie dans les bars et boutiques de souvenirs. Une marque qui exprime la nostalgie d’un âge d’or révolu.
Sa dernière gorgée de rakija engloutie, l’eau de vie que tout le monde boit ici, Igor grimace et allume une énième cigarette. « Si tu n’entretiens pas les traditions, tu ne peux pas construire ton avenir », tonne l’homme au visage buriné par les excès. Balayant du regard les drapeaux à l’étoile rouge qui décorent les murs du bar situé dans le vieux Belgrade, le musicien de 53 ans concède volontiers se sentir yougoslave : « J’ai vécu vingt ans en Hollande mais depuis que je suis rentré en Serbie, je regrette l’époque yougoslave à laquelle je m’identifie toujours ».
Alors si Igor s’engouffre régulièrement dans l’air enfumé de la Kafana SFRJ à deux portes de chez lui, c’est parce qu’ici, le temps semble s’être arrêté. Tout dans l’atmosphère ravive les grandes heures de la Yougoslavie. Pourtant ce troquet branché, qui se transforme la nuit en discothèque, n’a ouvert qu’il y a un an. Le propriétaire, comme la serveuse et la majorité des clients, n’ont pas trente ans. Ils font partie de cette première génération d’adultes qui n’a pas vécu la Yougoslavie et se réapproprie aujourd’hui un âge d’or perdu conté par leurs parents et grands-parents. « Ces jeunes n’ont pas connu le drapeau à l’étoile rouge, mais ils en ont longuement entendu parler », raconte Igor.
Le bar offre des bières à ceux qui apportent des objets datant de la Yougoslavie. Il est aussi possible d’y acheter ou de consommer divers produits dérivés. Un T‑shirt floqué d’une étoile rouge côtoie un sachet de sucre estampillé SFRJ. L’image de Tito, d’abord chef du gouvernement, puis chef de l’État, et enfin Président à vie de la Yougoslavie socialiste est aussi visible ailleurs dans Belgrade. Le Maréchal se décline en porte-clés, en magnets, en buste de plastique jaune, en cartes postales où le “camarade” est en vacances, élégant, aux côtés de J.F. Kennedy.
« Une façon de se débarrasser du passé »
« Cette matérialisation de l’histoire est peut-être une façon de se débarrasser du passé, analyse l’universitaire et éditeur serbe Ivan Čolović. Une fois transformé en objet dans un kiosque, le dirigeant politique Tito n’est plus pris au sérieux. Ce n’est plus qu’une nostalgie sociale, commerciale et superficielle ».
Pour Milica Popović, politologue et auteure d’une thèse sur la Yougonostalgie, « en réduisant Tito au statut de simple marque, la nostalgie devient plutôt quelque chose de poétique, d’éphémère, de sentimental ». Les icônes font partie du décor, mais la population oublie ce qu’elles représentent : « Quand Madonna porte un T‑shirt avec Che Guevara, on oublie la révolution qu’il a menée. Le symbole idéologique se perd. »
L’industrie surfe sur la vague d’une Yougoslavie exotique pour les jeunes qui ne l’ont pas connue. « Je déteste Tito et les mensonges sur lesquels il avait basé son pouvoir, reconnaît Teodora, Belgradoise d’une vingtaine d’années dont le teint pâle contraste avec sa chevelure rousse. Mais j’aurais aimé connaître la Yougoslavie dans laquelle mes parents ont grandi ».
Belgrade a proposé du 27 décembre au 17 février, l’exposition “They never had it better ?”. Littéralement “Ils n’ont jamais mieux vécu”, sous-entendu qu’à cette époque-là. Les organisateurs ont rajouté un point d’interrogation à une formule que l’on entend souvent en Serbie. Le programme de l’exposition promettait aux visiteurs « une promenade dans le quotidien des yougoslaves ». Quelque 200 objets et 400 images plongeaient les visiteurs dans un passé encore présent dans la plupart des foyers serbes. Teodora, comme une quarantaine de personnes, a prêté des bibelots familiaux.
Les objets yougoslaves, loin d’être sacralisés, reprennent du sens dans leur proximité avec le visiteur : une mère feuillette les livres de son enfance avec ses deux petites filles tandis qu’une femme d’une cinquantaine d’année se photographie devant une vieille cuisinière en mimant la préparation du repas. Dans le salon redécoré à la mode de la Yougoslavie, les visiteurs s’installent volontiers dans le canapé aux motifs désuets pour regarder des feuilletons en noir et blanc.
Nostalgie d’un avenir perdu
Dans un pays frappé de plein fouet par la crise économique, le souvenir de l’ancienne fédération socialiste ranime la mémoire d’une époque où l’on vivait correctement, où l’on conduisait sa propre Yugo, où le passeport rouge permettait de voyager partout. Et où il n’y avait pas un jeune sur deux au chômage. « Quand je vois la situation économique actuelle de la Serbie, je me dis que j’aurais aimé vivre dans la Yougoslavie de mes parents, explique Dušan Davidović, étudiant. Même si c’est une époque que je n’ai pas connue, je sais qu’ils vivaient beaucoup mieux qu’aujourd’hui ». Né en 1990, il marchait à peine quand la guerre a éclaté.
« Tout allait tellement mieux à cette époque », soupire Igor, en évoquant Tito sans jamais prononcer son nom. C’est de “lui” dont il parle en pointant du doigt les portraits du Maréchal. Il recouvre tous les murs de la “kafana”. La pudeur adoucit sa voix lorsqu’il raconte la réaction du jeune homme de 18 ans qu’il était quand Tito est mort : « Je me suis assis dans mon lit, les bras croisés. Et j’ai ressenti de la peur. »
En Serbie, où les mauvaises expériences européennes des pays voisins alimentent l’euroscepticisme, la jeunesse idéalise à son tour une Yougoslavie socialiste et non-alignée. Pour le chercheur slovène Mitja Velikonja, auteur de Titostalgie, étude sur la nostalgie de Josip Broz Tito, ces jeunes seraient “néostalgiques”. Plus qu’un passé révolu, ils regrettent un avenir perdu.
Rédaction et enquête : Adèle Bossard et Héloïse Goy
(Encadrement : CR et SR)