Seize ans après les bombardements de l’OTAN en Serbie auxquels la France a activement participé, les liens entre les deux pays se renouent lentement. Mais derrière les sourires et les « partenariats stratégiques », l’amertume demeure.
Il est 20 heures le 24 mars 1999 à Novi Belgrade, quartier des affaires de la capitale serbe. Jacqueline, franco-serbe de 32 ans se réveille sous les bombes.
« Je m’étais assoupie devant la télé. La veille, la chaîne diffusait un film documentaire sur la guerre du Kosovo, pour moi, c’était un signe… Un énorme “boum” m’a réveillé. Un ami m’a tout de suite appelé et m’a dit: ça commence, ils nous bombardent ! »
Pendant 78 jours, Jacqueline vit au rythme des frappes de l’OTAN, sans vraiment comprendre les raisons de l’attaque. Pourquoi la France, ce pays dans lequel elle a vécu vingt ans, dont elle a appris les codes, dont elle se sent citoyenne, participe à la destruction de sa ville ? « C’était un choc. Une trahison ».
« C’est comme si on bombardait votre Pont-Neuf ! »
« Trahison » : le mot revient dans le discours de tous les Belgradois quand ils parlent de la France. Le pays de la liberté, l’allié emblématique depuis un siècle, a massacré des siècles de fraternité. Ce mois de mars 1999, la statue à la gloire de France dans le parc principal de Belgrade, édifiée après la Première Guerre mondiale en témoignage de la reconnaissance serbe aux troupes françaises d’Orient, est drapée d’un voile noir. Un geste symbolique, qui exprime la haine pour certains, et un amour à l’épreuve des balles pour d’autres :
« On ne pouvait pas laisser la vraie France, notre amie, regarder cette nouvelle France nous trahir ».
Seize ans après les évènements, les Belgradois n’oublient pas. Miloš, un étudiant serbe qui apprend le français depuis six ans, préfère en rire plutôt qu’en pleurer : « Vous imaginez, c’est comme si on bombardait votre Pont-Neuf ». Les Serbes, crispés, se souviennent, et à défaut de « comprendre », ils pardonnent à demi-mot. Dans l’imaginaire belgradois, l’ennemi de 1999 reste l’OTAN, pas la France. Une rumeur hante les esprits francophiles. Alexandra, professeur de français à l’Institut français, se souvient :
« L’OTAN voulait bombarder les ponts de Belgrade, mais Jacques Chirac s’y est opposé. Sans lui, ça aurait été une catastrophe. »
Comme deux compères divisés autour d’une vieille querelle, la Serbie et la France se réconcilient doucement. Un membre du SNS, le parti nationaliste serbe, a lâché un jour dans les murs d’un bâtiment officiel : « Vous savez, on en veut beaucoup plus à ses amis quand ils nous trahissent qu’à ses ennemis. » La rancœur demeure, mais les poignées de mains se serrent autour d’un objectif : la coopération bilatérale.
La France au cœur de la communication nationaliste
Drapeaux français et serbes à la main, plus d’un millier de jeunes Belgradois se sont pressés autour de Manuel Valls en novembre 2014. L’image est allégorique : Belgrade et Paris s’échange les alliances. Selon une source diplomatique, la scène dûment préparée n’est pas anodine : « Ce “bienvenu” aux Français montre les intentions bienveillantes du gouvernement serbe vis-à-vis de la France, qui est d’ailleurs le premier membre de l’OTAN a avoir envoyé officiellement un chef d’Etat à Belgrade depuis les bombardements. » Il s’agissait de Jacques Chirac, en 2001.
Les relations diplomatiques se resserrent et le SNS y est pour beaucoup. Le parti, issu d’une scission du principal mouvement radical d’extrême droite, au pouvoir depuis 2012, utilise largement la France dans sa campagne de communication. Il s’identifie à la Grande Serbie d’avant 1939, l’âge d’or des relations franco-serbes. Le développement médiatisé des relations entre Paris et Belgrade en 2015 sert directement les intérêts du parti.
« C’était une époque où la Serbie et la France étaient alliées. Paris avait appuyé le jeune royaume serbe en 1916 contre les visées impérialistes autrichiennes et l’occupant ottoman. »
Défi futur : le développement des investissements en Serbie
Ces bonnes relations diplomatiques permettent d’envisager une nouvelle politique économique française en Serbie. Loin derrière l’Allemagne, l’Autriche ou la Russie, la France se place au dixième rang des investisseurs dans le pays. Ce bilan négatif explique la présence très partielle des Français sur le territoire. Environ 1400 ressortissants sont inscrits au consulat.
« Il y a une dimension géographique à prendre en compte, explique Eric Grasset, à la tête de la filiale serbe du groupe Renault. La Serbie, c’est loin, l’Allemagne est beaucoup plus proche. On m’avait moi-même déconseillé de monter une société en Serbie il y a dix ans ». Il complète : « Après les guerres des années 1990 la situation économique était mauvaise. Aujourd’hui seuls les grands groupes peuvent investir en Serbie, les PME ne prennent pas ce risque ». Contraintes administratives, corruption, justice douteuse, les investisseurs français ne sont pas séduits par le machine étatique serbe. Leur attitude pourrait changer si le processus d’intégration à l’Union Européenne se lançait prochainement.
La France a déjà montré son intérêt pour l’adhésion serbe à l’UE. En 2011, Nicolas Sarkozy et Boris Tadić ont signé un «partenariat stratégique » entre leurs deux pays. L’objectif : assurer une entente économique et politique, tout en soutenant la Serbie dans l’intégration européenne. En réalité, l’enjeu principal de l’accord, toujours en vigueur, est la construction du métro de Belgrade. Le premier ministre serbe Aleksandar Vučić a confirmé à Manuel Valls que la France était toujours un partenaire privilégié. Ce projet vieux d’un quart de siècle laisse dubitatifs de nombreux Belgradois.
Malgré les promesses écrites et les visites officielles, la situation économique serbe bloque leur mise en oeuvre. Le niveau de vie y est très bas, certains vivent avec des salaires de moins de 300 euros par mois. Difficile pour les produits français de s’imposer sur un marché où la demande s’effondre. Eric Grasset déplore : « En 2007, le marché explosait, nous vendions 60 000 voitures, en 2014, nous en avons vendu à peine 20 000. »
La situation incite les jeunes Serbes à l’immigration. L’Allemagne est la destination préférée du moment, mais la France reste depuis trois générations un eldorado. A Belgrade, tous les mois, quinze à trente Serbes passent les tests de naturalisation française, en quête d’un pays de cocagne sous un nouveau drapeau. Bleu, blanc, rouge, lui aussi.
Rédaction : Clémence Guinard
Enquête: Clémence Guinard et Marie Haynes
(Encadrement: JAD et CR)