Médias, Politique

En Serbie, le magnat de la presse est Premier ministre

Obsédé par les médias, le pre­mier min­istre serbe Alek­san­dar Vucic s’est fixé pour but de con­trôler la poli­tique édi­to­ri­ale de tous les titres du pays. Intim­i­da­tions et chan­tages financiers sont ses armes pour par­venir à cette cen­sure qui ne dit pas son nom.

877 unes con­sacrées au pre­mier min­istre, 6 cri­tiques. Ces chiffres étab­lis pour 2014 par la fon­da­tion God­i­na Ljubavi dépassent l’entendement. En Ser­bie, les médias sont désor­mais sous sur­veil­lance. « Une cen­sure per­ni­cieuse et retorse a vu le jour », con­fie Jovana Glig­ori­je­vic, rédac­trice en chef adjointe de Vreme, un des seuls heb­do­madaires nationaux cri­tiques à l’égard du chef du gou­verne­ment. Depuis l’accession au pou­voir d’Aleksandar Vucic, un sys­tème de con­trôle de la presse fondé sur le chan­tage financier et l’intimidation des pro­prié­taires, mais aus­si des jour­nal­istes, sem­ble s’être mis en place.

Ce sys­tème est le résul­tat de l’obsession pour les médias du prési­dent du Par­ti pro­gres­siste serbe (SNS, des con­ser­va­teurs « pro-européens »), devenu Pre­mier min­istre après son tri­om­phe aux élec­tions lég­isla­tives de mars 2014. D’un tem­péra­ment autori­taire et sus­cep­ti­ble, Vucic veut tout con­trôler. Après chaque émis­sion d’Uti­sak nedel­je, le talk show poli­tique phare de la chaîne de télévi­sion B92, il n’hésite pas à appel­er per­son­nelle­ment la présen­ta­trice vedette Olja Beck­ovic, réputée pour sa pugnac­ité et son indépendance.

Les véri­ta­bles pro­prié­taires demeurent dans l’ombre

Une seule chose l’intéresse : la façon dont les invités ont par­lé de lui. Et quand le con­tenu lui déplaît, les sanc­tions tombent. En sep­tem­bre 2014, Uti­sak nedel­je est sup­primée, alors même que l’émission poli­tique, en place depuis vingt-trois ans, est la plus regardée du pays. Les pro­prié­taires de la chaîne met­tent en avant le refus de Beck­ovic de trans­fér­er son show sur une chaîne du câble appar­tenant au même groupe. Pour la jour­nal­iste, il s’agit bien d’un « dik­tat poli­tique » du Pre­mier min­istre, lié à la lib­erté de ton du programme.

« Alek­san­dar Vucic a mis au point un sys­tème de cen­sure des médias d’une sophis­ti­ca­tion jamais vue », avance-t-elle à l’agence de presse Beta.

Ces allé­ga­tions sont impos­si­bles à prou­ver. En Ser­bie, nul ne sait bien sou­vent à qui appar­ti­en­nent les entre­pris­es de presse. Les admin­is­tra­tions n’ont pas les moyens — ou la volon­té — de men­er les inves­ti­ga­tions néces­saires pour con­naître l’identité des oli­gar­ques qui se parta­gent les médias. De con­sor­tiums opaques en sociétés écrans, les véri­ta­bles pro­prié­taires demeurent dans l’ombre. « Ce manque de trans­parence con­stitue le prob­lème majeur du sys­tème médi­a­tique serbe, avance le prési­dent de l’association des jour­nal­istes indépen­dants de Ser­bie Vukasin Obradovic. Mais les poli­tiques n’ont pas intérêt à ce que ça change ». Il en est ain­si de B92, éten­dard de la résis­tance anti-Milo­se­vic à la fin des années 1990, aujourd’hui détenu à 85% par la mys­térieuse société Astonko Doo. L’homme d’affaires grec Ste­fanos Papadopou­los est le seul action­naire à se présen­ter à vis­age décou­vert. Per­son­ne ne le connaît.

Dans ce pays où busi­ness et poli­tique sont intime­ment liés, Vucic sait par­faite­ment com­ment met­tre au pas les pro­prié­taires de médias. Tout com­mence le 12 décem­bre 2012. Ce jour-là, celui qui n’est alors « que » le vice-pre­mier min­istre chargé de la lutte anti-cor­rup­tion, annonce en grande pompe l’arrestation pour détourne­ment de fonds publics de Miroslav Miskovic. Cet oli­gar­que, pre­mière for­tune du pays et homme le plus détesté de Ser­bie après avoir prof­ité du chaos des années Milo­se­vic pour s’enrichir, est action­naire dans de nom­breux titres nationaux.

D’Eliot Ness au maître de la Serbie

« Cette déci­sion a été extrême­ment pop­u­laire » se sou­vient l’ancien jour­nal­iste de B92 Radovan Kupres. Pour Borislav Ste­fanovic, leader de l’opposition par­lemen­taire et vice-prési­dent du Par­ti démoc­rate (DS, cen­tre gauche), il s’agit du « moment-clé du bas­cule­ment du régime, qui lui a don­né la marge de manœu­vre néces­saire pour arriv­er à ses fins ». « Avant cet épisode, les mag­nats con­trôlaient les poli­tiques. Vucic a inver­sé le rap­port de forces : il ter­rorise les pro­prié­taires, qui font à leur tour pres­sion sur leurs rédac­tions », renchérit Jovana Gligorijevic.

Vreme est un des seuls hebdomadaires serbes à oser critiquer le Premier ministre.
Vreme est un des seuls heb­do­madaires serbes à oser cri­ti­quer le Pre­mier ministre.

Car le chef du gou­verne­ment con­naît bien les turpi­tudes des oli­gar­ques qui con­trô­lent la presse serbe. Il les a côtoyés lorsqu’il était le min­istre de l’Information de Slo­bo­dan Milo­se­vic, entre 1998 et 2000. Vucic sait que bon nom­bre d’entre eux ont prof­ité de la guerre pour faire for­tune et se sert de cet avan­tage pour effray­er ‑sub­tile­ment mais fer­me­ment- quiconque aurait des vel­léités trop fortes d’indépendance. Il se plaît à octroy­er cer­tains avan­tages fis­caux aux mag­nats les plus puis­sants du pays. Durant des années, Zeljko Mitro­vic, l’omnipotent pro­prié­taire de Pink TV, la pre­mière chaîne du pays, a été exemp­té de tax­es, pour un mon­tant total de près de 5 mil­lions d’euros. En 2014, une cam­pagne de com­mu­ni­ca­tion colos­sale accom­pa­gne le paiement de ses dettes à l’Etat. De l’importance de préserv­er les apparences.

Il est bien loin le temps où le vice-Pre­mier min­istre chargé de la lutte anti-cor­rup­tion se fai­sait appel­er « Eliot Ness », du nom de l’agent du FBI qui fit tomber le réseau mafieux d’Al Capone. Les armes n’ont pour­tant pas changé. Pour intimider les médias serbes, Vucic, s’appuie avant tout sur la loi. Selon celle-ci, les prin­ci­paux titres et télévi­sions privées peu­vent être financés de façon sub­stantielle par le bud­get de l’Etat. Sans compter les encar­ts pub­lic­i­taires achetés directe­ment par les pou­voirs publics. À eux seuls, ils for­ment 25% à 40% du bud­get total des entre­pris­es de presse serbes. D’où une dépen­dance au gou­verne­ment qui n’incite pas à la témérité. Ce cadre lég­is­latif ambigu fut insti­tué par les soci­aux-démoc­rates au milieu des années 2000 pour prévenir les médias de l’influence des oli­gar­ques. Un échec cuisant.

« Nous avons enfan­té un mon­stre, recon­naît Borislav Ste­fanovic. Vucic en a fait son bras armé ».

Des tabloïds agres­sifs et serviles

Ana*, chercheuse en sci­ence poli­tique, essaye depuis des mois d’obtenir un finance­ment pub­lic pour son pro­jet de mag­a­zine, un équiv­a­lent serbe du Monde diplo­ma­tique. « Nous revendiquons une lib­erté de ton, ce qui fait qu’aucun organ­isme pub­lic ne veut nous financer », racon­te-t-elle. Mon­tr­er pat­te blanche à chaque éch­e­lon est essen­tiel pour espér­er obtenir de quoi nour­rir les journalistes.

Quand Vucic se remarie avec une diplo­mate, en décem­bre 2013, aucun média n’ose même men­tion­ner l’information. A con­trario, il est de bon ton de se mon­tr­er féroce avec les fig­ures mon­tantes de l’opposition. En 2013, le tabloïd Kurir, dirigé par un proche de Vucic, traîne dans la boue le maire de Bel­grade Dra­gan Dji­las, à l’époque prési­dent du DS. Celui-ci est alors surnom­mé « le maître des médias » en rai­son de l’influence de l’agence de pub­lic­ité qu’il dirige, Mul­ti­com. Le puis­sant jeune loup va ironique­ment se retrou­ver accusé à de mul­ti­ples repris­es de cor­rup­tion et détourne­ment de fonds par Kurir. Un scan­dale qui nuira à la car­rière poli­tique de Dji­las, mal­gré la con­damna­tion du jour­nal pour diffama­tion en 2014. Le mal-nom­mé « maître des médias » est depuis retourné dans le monde des affaires. Quant au tabloïd Kurir, il a depuis cessé de jouir du sou­tien du maître de la Serbie.

Le tabloïd Informer et sa version en ligne sont à la pointe de la propagande pro-Vucic
Le tabloïd Informer et sa ver­sion en ligne sont à la pointe de la pro­pa­gande pro-Vucic

Mul­ti­com ne fait aujourd’hui plus par­tie des agences de pub­lic­ité en vue. Elle a été rem­placée par des sociétés proches du Pre­mier min­istre, comme l’agence Pro­fil­er de Goran Veseli­novic, qui a côtoyé Vucic à la direc­tion du SNS. « Vucic a tra­vail­lé pour Pro­fil­er », pré­cise d’ailleurs Vukasin Obradovic. Cette col­lab­o­ra­tion de 2009 à 2010, qu’a recon­nu Alek­san­dar Vucic à la télévi­sion en 2011, est passée sous silence dans sa biogra­phie offi­cielle. Même au pays du mélange des gen­res, il ne fait pas bon assumer trop claire­ment ses ami­tiés gênantes.

« Entre Orban et Erdogan »

Selon Obradovic, ces sociétés amies « sont au cœur de la cen­sure imposée des médias ». Il détaille : « Con­tre des achats d’encarts pour des sommes énormes, ces agences exi­gent un droit de regard. Si le con­tenu dérange, elles retirent immé­di­ate­ment leur apport. » La prove­nance des fonds de ces agences de pub­lic­ité très direc­tives est encore plus trou­ble. Cer­tains, comme Obradovic, n’hésitent pas à sug­gér­er que l’Etat pour­rait directe­ment les financer. Encore une fois, impos­si­ble de le véri­fi­er, faute de trans­parence des comptes.

Don­née révéla­trice, les pres­sions qui pèsent sur la poli­tique édi­to­ri­ale des titres sont pré­cisé­ment ciblées. Jovana Glig­ori­je­vic, qui tra­vaille pour l’hebdomadaire Vreme, le seul à appartenir à ses jour­nal­istes, fait ain­si remar­quer que la cri­tique est un art à géométrie vari­able en Serbie.

« L’auto-censure qui s’est mise en place touche avant tout la per­son­ne du Pre­mier min­istre. Il est pos­si­ble de cri­ti­quer dans les jour­naux cer­tains min­istres ou même le prési­dent de la République Tomis­lav Nikolic. Sûre­ment pas Alek­san­dar Vucic. »

Cette dérive autori­tariste dénote, selon Borislav Ste­fanovic, du « peu d’attrait d’Aleksandar Vucic pour le plu­ral­isme ». « Pour lui, pour­suit-il, les médias ne sont pas un élé­ment indis­pens­able d’une démoc­ra­tie, mais sim­ple­ment un instru­ment de pro­pa­gande à maîtris­er. Il faut le situer entre le Prési­dent turc Recep Tayyip Erdo­gan et le Pre­mier min­istre hon­grois Vik­tor Orban. »

« Les gens s’en foutent »

La société serbe ne s’en émeut pas. La man­i­fes­ta­tion devant les locaux de B92, qui a suivi la sup­pres­sion de l’émission d’Olja Beck­ovic, n’a attiré que 300 per­son­nes. « Les gens s’en foutent, con­firme Snjezana Milivo­je­vic, pro­fesseur de sci­ence poli­tique à la fac­ulté de Belgrade.

« La société serbe est dev­enue com­plète­ment apathique et déprimée. Les gens veu­lent sim­ple­ment plus d’argent, mais ils n’ont pas com­pris que sans lib­erté, l’argent n’est rien. »

Suite à l’affaire Beck­ovic, un haut-fonc­tion­naire aurait per­du son poste en rai­son de sa présence dans le rassem­ble­ment. Plusieurs sources bien infor­mées nous l’affirment. L’information n’a fil­tré dans aucun média. Evidemment.

* le prénom a été modifié

Rédac­tion: Eti­enne Girard

Enquête: Charles Diwo et Eti­enne Girard

(Encadrement: CR et JAD)