Politique

Belgrade Waterfront, ou la promesse d’un cheikh en blanc

Entre irréal­isme et soupçons de blanchi­ment, le Dubaï des Balka­ns voulu par le pre­mier min­istre serbe, Alek­san­dar Vučić, inquiète. 

Dif­fi­cile d’imaginer que ce vaste ter­rain vague n’est qu’à quelques foulées du cen­tre de la cap­i­tale serbe. Les épaves à fleur de riv­ière y toisent quelques lignes de chemin de fer désaf­fec­tées. Ils sont une poignée à y rassem­bler leurs dernières affaires. Sur les 500 familles que comp­taient il y a encore quelques mois les bor­ds de la Save à Bel­grade, il ne reste plus qu’eux.

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Une des dernières habi­ta­tions encore debout le long de la Save

 

Le gou­verne­ment leur a intimé l’ordre de laiss­er la place au titanesque pro­jet d’aménagement voulu par le pre­mier min­istre Alek­san­dar Vučić : Bel­grade Water­front. C’est ici, sur cette friche, que devrait s’ériger, dès 2017, le vis­age de ce qu’il désigne comme la «nou­velle Ser­bie». Une entre­prise — financée par les Emi­rats Arabes Unis — cen­sée faire de «Bel­grade la plus belle des des­ti­na­tions touris­tiques» et créer 200.000 emplois selon lui. Elle n’en préoc­cupe pas moins, tant par sa démesure que par l’opacité de son finance­ment. Cer­tains, comme Nebo­jša Bakarec, vice-prési­dent du par­ti démoc­rate serbe, n’y voient qu’un «mirage irréal­is­able». D’autres se veu­lent plus explicite : «Tout cela flaire bon le blanchi­ment d’argent» nous con­fie l’ancien min­istre de l’Economie, Saša Radulović. En fonc­tion lors des prémices du pro­jet, ce nou­v­el opposant au gou­verne­ment a tou­jours été exclu des négo­ci­a­tions : «J’ai été min­istre cinq mois, je n’ai jamais vu un seul Arabe à Bel­grade».

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Quelques dra­peaux et une piste cyclable en guise de prémices au projet

 

Con­traire­ment a ce que pour­raient laiss­er penser les pre­mières traces vis­i­bles du pro­jet, il n’est pas ques­tion d’une sim­ple piste cyclable où gag­n­eraient à éclore bar branchés et espaces cul­turels. Bel­grade Water­front donne dans la démesure. Deux mil­lions de mètres car­rés de rési­dences de luxe, de cen­tre com­mer­ci­aux et d’hôtels.

«Le plus grand mall de la région»

Tous por­tent la griffe de leurs investis­seurs, les Emi­rats Arabes Unis. Les pre­mières maque­ttes et pro­jec­tions sont formelles : c’est un véri­ta­ble Dubaï des Balka­ns qui devrait sor­tir de terre. Y tri­om­pheront une mon­u­men­tale tour de verre ain­si que «le plus grand cen­tre com­mer­cial de la région». Un faste assumé, dans lequel se drape le pre­mier min­istre depuis qu’il a annon­cé ce pro­jet – non sans cal­cul — en pleine cam­pagne lég­isla­tive de jan­vi­er 2014.

Pour l’occasion, l’un des plus beaux bâti­ments de la cap­i­tale, l’ancien palais de la «Geoza­vod», a entière­ment été rénové. Quelques 2 mil­lions d’euros auront été néces­saires pour le trans­former en galerie à la gloire du futur lift­ing de la ville. Une fois encore, aux frais de la princesse d’Arabie. Cette mai­son se veut la preuve vis­i­ble que le change­ment est déjà engagé. Comme un mes­sage adressé aux sceptiques.

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Le palais de la «Geoza­vod» rénové

A l’étage, tout de mar­bre et de dorures, une gigan­tesque maque­tte de la «future Bel­grade» éblouie les vis­i­teurs de toutes nationalités.

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Sur le livre d’or de la galerie, quelques mots de Gérard Depardieu

 

Au rez-de-chaussée, le badaud déam­bule dans une repro­duc­tion grandeur nature d’un des apparte­ments ultra lux­ueux à con­stru­ire. «D’ici trois mois, il sera pos­si­ble de réserv­er le votre», pré­cise une hôtesse, qui refuse cepen­dant de don­ner tout prix d’achat. De quoi mar­quer les esprits dans une ville surpe­u­plée, frap­pée par une grave crise du loge­ment. «Ce pro­jet n’est claire­ment pas pour les Bel­gradois» com­mente l’ancien min­istre de l’Economie, Saša Radulović. La carte du restau­rant 1905, niché au dernier étage de la «Geoza­vod», en est une illus­tra­tion. La dizaine de tables que compte la mai­son est réservée à quelques priv­ilégiés. Le pre­mier d’entre eux n’est autre qu’Aleksandar Vučić, nous con­firme un employé de l’établissement.

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Le très hup­pé restau­rant 1905

 

Ni la Ser­bie, ni sa cap­i­tale, n’ont les moyens des rêves du pre­mier min­istre. L’opulence du pro­jet tranche avec la sit­u­a­tion économique du pays. Crois­sance en berne, chô­mage à plus de 21% de la pop­u­la­tion et une dette publique de près de 75% du PIB. Alek­san­dar Vučić pense cepen­dant pou­voir compter sur les pétrodol­lars de son ami, le prince d’Abu Dhabi Mohammed ben Zayed (voir notre enquête).

Une amitié en béton

La con­duite et la réal­i­sa­tion des travaux revien­dront à la ville de Bel­grade ain­si qu’à Eagle Hills. Une entre­prise émi­ratie, fil­iale du groupe Emmar Prop­er­ties, fondée par l’un des hommes les plus con­nus du Golfe : Mohamed Alab­bar. Ce bâtis­seur est à l’origine de la renom­mée de Dubaï. Il y a con­stru­it la plus haute tour du monde — la tour Burj Khal­i­fa — et son gigan­tesque mall. Face à un parte­naire de cette enver­gure, Alek­san­dar Vučić n’a pas hésité a propulser un de ses plus fidèles col­lab­o­ra­teur à la mairie de Bel­grade, afin de garder le max­i­mum de cartes en mains. C’est son ancien con­seiller économique Siniša Mali, désor­mais maire de la cap­i­tale, qui lui servi­ra de porte voix.

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Mohammed Alab­bar, Alek­san­dar Vučić et Siniša Mali

 

Comme dans la grande majorité des con­trats signés avec les émi­rats, con­fi­den­tial­ité et une appli­ca­tion toute rel­a­tive de la lég­is­la­tion serbe sont de mise. Impos­si­ble d’accéder aux détails budgé­taires du pro­jet, comme à tout pro­to­cole d’accord. Selon les pre­mières esti­ma­tions, le pro­jet coûterait entre 3 et 4 mil­liards de dol­lars (entre 2,6 et 3,5 mil­liards d’euros), soit près de 8% du PIB annuel serbe. Et ce, unique­ment pour la pre­mière des qua­tre par­ties que compte la construction.

La forme juridique de cet apport financier émi­rati colos­sal est volon­taire­ment occultée. De nom­breux obser­va­teurs red­outent que cette opac­ité cache l’absence de tout investisse­ments directs des EAU, qui seraient seule­ment prêts à s’engager sur de sim­ple notes de crédit. Si tel était le cas, l’intégralité des risques lié à ces investisse­ments sans précé­dent porterait sur les deniers publics serbe, et donc sur les con­tribuables. Pour le leader d’opposition Nebo­jša Bakarec, aucun doute n’est pos­si­ble : «Les Serbes vont encore pay­er, jusqu’au jour où ils ne pour­ront plus».

«De très gros risques financiers» 

Vu les sommes engagées, les risques que présente le pro­jet ne sont pas à pren­dre à la légère. «Bel­grade on water tel qu’il est imag­iné, com­porte de très impor­tant risques financiers, souligne, dans un let­tre ouverte aux Bel­gradois, l’International Net­work for Urban Research. La cap­i­tale risque de voir son prin­ci­pal site défig­uré par un pro­jet qui a de fort chance d’être inachevé», alarme cette ONG. L’Académie serbe des sci­ences et de l’art s’est elle aus­si chargée d’épingler le pro­jet dans un long rap­port. A la vue des pre­miers plans, «rien ne tient» selon elle. L’institution cri­tique tant la den­sité exces­sive des con­struc­tions, la hau­teur des tours, la non prise en compte de la topogra­phie que l’insuffisance des axes de cir­cu­la­tion exis­tants pour y accéder.

L’absence d’une véri­ta­ble demande inquiète égale­ment les experts. «La moitié de Bel­grade est vide, il n’y a aucune activ­ité économique et les gens n’ont pas d’argent. Qui va bien pou­voir occu­per ces apparte­ments de luxe?» s’interroge Saša Radulović. Selon nos infor­ma­tions, le prince Ben Zahed aurait d’ores et déjà réservé plus d’une cen­taine d’appartements pour lui et ses proches. Mais les émi­ratis et les quelques oli­gar­ques serbes et russ­es ne rem­pliront pas à eux seuls les quelques 5700 rési­dences ultra lux­ueuses prévues. Bien qu’il n’existe pas d’étude détail­lée sur le nom­bre de mil­lion­naires dans la région des Balka­ns, le mag­a­zine Forbes iden­ti­fie la pre­mière for­tune serbe à tout juste un demi mil­liard de dol­lars. La cinquième for­tune, quant à elle, peine à dépass­er les 200 mil­lions. L’émer­gence d’un véri­ta­ble marché du luxe dans la région n’est anticipée par per­son­ne. La per­ti­nence de con­stru­ire le «plus grand mall de la région» ne fait pas non plus l’unanimité. La ville vient tout juste d’inaugurer un nou­veau cen­tre com­mer­cial géant de 46.000 m², situé à seule­ment quelques kilo­mètres de son pos­si­ble futur con­cur­rent. Aus­si belles soient-elles, les tours émi­raties risquent de ne pas trou­ver pre­neur. Per­son­ne ne sait com­ment Bel­grade pour­rait rem­bours­er ses «bien­fai­teurs» du Golfe et revenir un jour sur leur investissement.

Destins liés entre le projet et la carrière politique du premier ministre

Les prob­lèmes financiers pour­raient com­mencer dès cette année pour l’édile de Bel­grade, avant même la pose de la pre­mière pierre. L’assemblée de la ville a déblo­qué une enveloppe de 200 mil­lions de dol­lars pour «net­toy­er et aplanir» la zone de travaux. Selon nos infor­ma­tions, la destruc­tion de la ligne de fer et le déplace­ment de l’échangeur sont estimés à quelque 350.000 dol­lars. A cela il fau­dra égale­ment ajouter le net­toy­age des berges, le déplace­ment des nom­breuses épaves qui jonchent la rive de la Save, ain­si que le déplace­ment de la gare routière la plus util­isée de la ville. Des prélim­i­naires sus­cep­ti­bles de faire explos­er les dépens­es de la ville, et qui n’ont à ce jour tou­jours pas commencé.

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Ter­rain vague où devraient com­mencer les travaux

 

Mal­gré ces dif­fi­cultés, le pre­mier min­istre Vučić bal­aye les cri­tiques et assure que la pre­mière par­tie du pro­jet – la grande tour et son mall – seront livrés en 2017. Le cœur de Bel­grade Water­front devrait être inau­guré comme il a été lancé, en pleine cam­pagne élec­torale. Une con­comi­tance qui ne doit rien au hasard : Alek­san­dar Vučić a décidé de lier son des­tin poli­tique à cet incer­tain Dubaï des Balkans.

Rédac­tion : Charles Sapin
Enquête : Charles Sapin et Raphaël Bloch
(Encadrement : JAD, LG et CR)