Diplomatie

Ces contrats si juteux et si opaques qui lient la Serbie aux Emirats Arabes Unis

Pour attir­er des cap­i­taux étrangers, le gou­verne­ment serbe d’Aleksandar Vučić a récem­ment ren­for­cé ses rela­tions économiques avec les Emi­rats Arabes Unis. Une diplo­matie de con­trats dévelop­pée sur fond de soupçons de cor­rup­tion et d’instrumentalisation géopoli­tique. Enquête.

Le regard som­bre, les traits tirés par la fatigue. Dans sa per­ma­nence à Bel­grade, Saša Radulović, ancien min­istre de l’économie, pèse cha­cun de ses mots, avant de se lancer : « En Ser­bie, nous avons une longue tra­di­tion de con­trats secrets. Des con­trats entachés de cor­rup­tion ». L’homme qui se con­fie est un ancien proche d’Aleksandar Vučić, l’actuel pre­mier min­istre et homme fort de la Serbie.

De lourds soupçons de cor­rup­tion pèsent sur le gou­verne­ment de Bel­grade. Dans toutes les têtes, toutes les bouch­es, revient le rôle des Emi­rats Arabes Unis. La pop­u­la­tion ne compte plus, depuis 2013, les con­trats passés avec les nou­veaux amis arabes de Vučić. Agri­cul­ture, avi­a­tion, et même arme­ments. Les promess­es de pétrodol­lars se sont mul­ti­pliées, à l’image du fan­toma­tique pro­jet de « Bel­grade Water­front » (lire notre enquête), un gigan­tesque et con­testé pro­jet d’aménagement qui doit faire de la cap­i­tale serbe, selon ses pro­mo­teurs émi­ratis, le Dubaï des Balkans.

Le premier ministre serbe Aleksandar Vucic, en 2015.
Le pre­mier min­istre serbe Alek­san­dar Vucic, en 2015.

Offi­cielle­ment, les deux pays sont de fidèles parte­naires et veil­lent au développe­ment de leurs intérêts respec­tifs. Mais en couliss­es, les promess­es d’une pluie de dol­lars dis­simu­lent un jeu plus trou­ble. Selon les infor­ma­tions que nous avons pu réu­nir, der­rière les con­trats com­mer­ci­aux signés avec Bel­grade, se cache la volon­té émi­ratie de prof­iter des largess­es régle­men­taires du pays, notam­ment dans le domaine de l’armement, avec la com­plice bien­veil­lance du pre­mier min­istre serbe. Con­tac­tés, les ser­vices du pre­mier min­istre, du min­istère de la défense et de la mairie de Bel­grade n’ont pas retourné nos appels et deman­des d’interviews.

La clé nom­mée Dahlan

La rela­tion entre Vučić et les Emi­rats du prince ben Zayed ne doit rien au hasard. Elle s’est nouée récem­ment, grâce à l’intervention d’un sul­fureux inter­mé­di­aire pales­tinien, Mohammed Dahlan. Cet homme de l’ombre est proche du pou­voir à Bel­grade et très intro­duit dans les cer­cles d’influence d’Abou Dhabi, selon des sources con­cor­dantes. Vučić l’a fait citoyen serbe, lui et une par­tie de sa famille, comme l’a révélé récem­ment BIRN, un con­sor­tium d’investigation dans les Balka­ns« J’ai la nation­al­ité serbe » nous a con­fir­mé Dahlan, que nous avons réus­si à approcher en fin d’en­quête. Une récom­pense obtenue pour son rôle de “go-between” dans l’apport des investisse­ments émi­ratis, selon plusieurs sources. « J’ai con­nu Vučić il y a longtemps » jus­ti­fie le Palestinien.

Mohammed Dahlan au Forum économique mondial, à Marrakech, en 2010.
Mohammed Dahlan au Forum économique mon­di­al, à Mar­rakech, en 2010.

Rares sont les infor­ma­tions pub­liées sur cet inter­mé­di­aire de l’ombre, ancien chef de sécu­rité de Yass­er Arafat, et can­di­dat déclaré à la prési­dence de l’Autorité pales­tini­enne. Orig­i­naire de Gaza, Dahlan est une pièce essen­tielle du sys­tème. Le Gaza­oui est intouch­able. Il est le con­seiller sécu­rité per­son­nel du prince ben Zayed. Il est égale­ment proche des réseaux mon­téné­grins d’Aleksandar Vučić. Son ami Milo Đukanović, le pre­mier min­istre du Mon­téné­gro depuis 2012, a servi d’intermédiaire. « J’ai gardé toutes les rela­tions de Yass­er Arafat avec les pays de l’Est » nous a con­fir­mé Dahlan.

De gauche à droite : Aleksandar Vucic, Mohammed Dahlan et Milo Djukanovic
De gauche à droite : Alek­san­dar Vucic, Mohammed Dahlan et Milo Djukanovic (cred­it : Inlightpress)

 

Le scan­dale des grenades suisses

L’amitié de Dahlan avec Vučić est la clé de l’en­goue­ment serbe pour le cash du Golfe. Car les dol­lars coulent à flot aux Emi­rats, surtout dans l’armement. Pour s’affirmer diplo­ma­tique­ment, les princes du désert ont investi à marche for­cée dans leur défense. Une poli­tique qui a fait du con­fet­ti arabe le deux­ième impor­ta­teur mon­di­al d’armements, avec plus de 2 mil­liards de dol­lars de com­man­des fer­mes, selon les chiffres du Stock­holm Inter­na­tion­al Peace Research Insti­tut (SIPRI). Les Emi­rats impor­tent pour assur­er leur sécu­rité intérieure et surtout men­er clan­des­tine­ment des opéra­tions extérieures. Notam­ment en Irak et en Syrie, où les pétromonar­chies se dis­putent des zones d’influence.

Après le scan­dale en 2012 de « l’af­faire des grenades suiss­es » — dans lequel Abu Dhabi était accusé d’avoir livré des armes aux rebelles syriens — les Emi­rats ont recher­ché de nou­veaux four­nisseurs, fiables et moins con­traig­nants sur la régle­men­ta­tion. C’est dans ces con­di­tions que s’est opéré le bal­let diplo­ma­tique entre Bel­grade et Abu Dhabi, avec le con­cours du Pales­tinien Dahlan.

Pour arranger les affaires des Emi­rats, les dirigeants serbes et arabes ont, selon nos infor­ma­tions, signé un accord de parte­nar­i­at dans les domaines de la défense et de l’armement. Rien des accords entre les deux par­ties n’a fuité. Ni le bud­get, ni le con­tenu des dossiers abor­dés dans la coopéra­tion mil­i­taire. Seule a été ren­due publique la sig­na­ture d’un con­trat de 220 mil­lions de dol­lars (sur qua­tre ans) entre la société publique Yugoim­port SDPR J.P. et un cen­tre de recherche émi­rati. Le con­trat por­tait sur la vente du sys­tème de mis­siles serbes air-sol ALAS. Ce n’était que le début d’une juteuse coopération.

Les réseaux yougoslaves

Tou­jours selon nos infor­ma­tions, les raisons de la prox­im­ité de Dahlan avec la Ser­bie sont égale­ment à rechercher du côté des anciens réseaux arabes de l’ex-Yougoslavie. Cette rela­tion remon­terait au début des années 1990, à l’époque de la dérive mil­i­taire du régime serbe de Slo­bo­dan Miloše­vić. Une de nos sources a pu nous le con­firmer, sans pré­cis­er si les deux hommes s’étaient rencontrés.

Dès 1992, Dahlan aurait servi d’intermédiaire entre la Ser­bie de Milo­se­vic et les réseaux israéliens, que le jeune homme des ser­vices pales­tiniens con­nais­sait bien. Le sou­tien a été fourni avec l’aval de plusieurs pays nation­al­istes arabes, Egypte et Irak en tête, déjà soucieux d’aider le leader serbe dans son com­bat con­tre les foy­ers islamistes albanais. Cette aide était d’autant plus pré­cieuse pour Miloše­vić que Bel­grade se retrou­vait, à l’époque, con­fron­tée à un embar­go com­mer­cial et mil­i­taire total voté par le Con­seil de sécu­rité de l’ONU.

La com­mu­nauté inter­na­tionale con­damnait, avec deux réso­lu­tions adop­tées les 15 mai et 30 mai 1992, l’offensive et les mas­sacres per­pétrés par l’armée de Miloše­vić. La réso­lu­tion 757 prévoy­ait notam­ment le gel des avoirs financiers de Bel­grade et l’interdiction de l’importation de com­posants qui auraient pu servir à l’industrie de l’armement serbe. « La réso­lu­tion inter­dit tout tran­sit de marchan­dis­es, à l’exception des pro­duits ali­men­taires et des médica­ments, à tra­vers la Ser­bie et le Mon­téné­gro » indi­quait un rap­port (ref : 6863) du Con­seil de l’Europe de juin 1993.

Touchée par les sanc­tions finan­cières, la Ser­bie de Miloše­vić, isolée sur la scène inter­na­tionale, a, selon nos infor­ma­tions, con­tin­ué les com­bats grâce à ces réseaux du Moyen-Ori­ent. Lui furent apportés sou­tiens diplo­ma­tiques et moyens logis­tiques, avant la débâ­cle de la fin des années 1990 et la perte du pouvoir.

L’absence de transparence

Aujourd’hui, Dahlan ne tra­vaille plus pour les mêmes réseaux. L’Irak est en miettes. Israël campe sur des posi­tions intran­sigeantes face à l’Autorité pales­tini­enne et au Hamas. Seule sub­siste son ami­tié avec le régime autori­taire égyp­tien du prési­dent Al-Sisi, qui réprime les Frères musul­mans. L’intermédiaire pales­tinien a mis ses con­tacts serbes noués il y a 20 ans au prof­it de ses nou­veaux amis émi­ratis. C’est du « busi­ness de gou­verne­ment à gou­verne­ment » nous a con­fié Dahlan, qui bal­aie les cri­tiques sur les nou­veaux con­trats signés entre Bel­grade et Abu Dhabi : « Cer­tains sont jaloux que les Emi­rats n’investissent plus assez dans les grandes places finan­cières comme Londres. »

Le Cheick Abdullah ben Zayed avec le premier ministre Aleksandar Vucic
Le Che­ick Abdul­lah ben Zayed avec le pre­mier min­istre Alek­san­dar Vucic

Pour­tant, face à ces négo­ci­a­tions en sous-mains, ONG et mil­i­tants déplorent l’absence de trans­parence. Et le flou qui entoure les con­trats d’armements et le parte­nar­i­at noué entre les deux pays dans le domaine de la défense. « Les con­trats sont négo­ciés au plus haut som­met de l’Etat, dans des sphères qui échap­pent au débat démoc­ra­tique, explique un mil­i­tant de Ser­bia Trans­paren­cy. Ils touchent des domaines aus­si sen­si­bles que l’armement ».

Dans la per­ma­nence de son nou­veau par­ti, « Assez ! », l’an­cien min­istre Radulović ne mâche pas ses mots con­tre Vučić : « Tous ces con­trats sont incroy­able­ment néfastes pour la ser­bie, » avant de con­clure, amer : « Si un gou­verne­ment ne veille pas à pro­téger les intérêts de son peu­ple, per­son­ne ne le fera. »

Dif­fi­cile jeu que celui du pre­mier min­istre serbe. Ten­dre les bras aux pétrodol­lars émi­ratis, au risque de per­dre en respectabil­ité, sans faire de la Ser­bie, un pays plus développé.

Rédac­tion : Raphaël Bloch
Enquête : Raphaël Bloch et Charles Sapin
(Encadrement : JAD et CR)