Šutka est la plus grande ville rom d’Europe, aux portes de Skopje, la capitale de la Macédoine. Avec 40.000 habitants, elle fait figure de « terre promise » d’un peuple éparpillé aux quatre coins du monde. Mais derrière la promesse d’unité, une partie de la communauté est laissée pour compte.
A Šutka, Skopje (MAC)
Il y a foule dans la rue principale, là où prend place le grand marché de Šutka. « C’est le poumon économique du quartier, explique Souada, tenancière d’un stand et originaire du coin. Les touristes et les Macédoniens s’y précipitent». La rue est saturée de voitures, de motocyclettes et de charrettes tirées par des chevaux. De jeunes garçons hèlent le visiteur égaré. Ils s’improvisent voituriers le temps d’une matinée, en échange de quelques denars (monnaie macédonienne, 61 MKD font un euro). Les trottoirs sont submergés de monde, envahis par des boutiques éphémères.
Trois cents mètres plus bas, au même moment, une autre scène de la vie quotidienne de Šutka se déroule dans l’ignorance des visiteurs. Les cris des marchands laissent place à ceux des enfants. C’est l’heure de la récréation au Centre des Enfants des rues. Les couloirs du centre sont parsemés de chaussures, de manteaux et de sacs à dos, les murs inondés de dessins et de photographies. Irena Velkoska, la coordinatrice de l’association, a un œil sur tout. Derrière son bureau, elle surveille les va-et-vient de ses petits protégés.
Créé en 2006, ce centre accueille plus de 120 enfants récupérés dans les rues de Šutka. Un chiffre dérisoire au regard des 40.000 habitants que compte officiellement le quartier. Agés de 5 à 16 ans, ils apprennent à lire, à écrire mais aussi les rudiments de l’hygiène : se laver les mains, prendre une douche, aller aux toilettes.
Pour certains, l’école est aussi le seul endroit où ils peuvent trouver du réconfort, de la chaleur en hiver et surtout à manger. «Certains arrivent à 10 ans et ne savent même pas tenir un crayon» explique Irena. A l’image de la jeune Senada, 13 ans. Il y a trois ans, elle a poussé pour la première fois les portes de l’école. Depuis, elle est heureuse de venir chaque matin en classe et a du mal à rentrer chez elle le soir. Ils sont cinq, dont Irena, à les accompagner du lundi au vendredi. « Cette année, c’est la première fois que nous avons des lycéens », confie-t-elle en montrant une série de quatre portraits épinglés sur le mur de son bureau.
Un Rom éduqué n’est pas rentable à Šutka
La coordinatrice est fière de la réussite de ses élèves. Pourtant « ce n’est pas facile tous les jours » reconnaît-elle. Ces enfants sont tous issus de milieux défavorisés et vivent dans des maisons improvisées, faites de bric et de broc, loin du centre-ville. Leurs parents ne savent ni lire, ni écrire. Pour cette raison, la plupart d’entre eux ne comprennent pas toujours l’utilité d’aller à l’école et préfèrent que leurs enfants aillent travailler dans la rue. Leur avenir : ramasser la ferraille, les poubelles ou mendier dans les rues de la capitale.
La situation stagne depuis des années. Ça l’énerve. Une jeune femme entre dans son bureau. Irena la connaît bien. Accompagnée de ses cinq enfants, cette mère de 26 ans a fui le Kosovo en 2001 avec ses parents pour se réfugier à Šutka. En larmes, elle lui demande si elle peut avoir à manger pour ses rejetons. Par fierté, elle ne réclame jamais d’argent. L’air égaré, les mains et le visage noircis par la crasse de la rue, les gamins tendent les bras vers Irena. Des bonbons, des biscuits et du chocolat. Voilà ce que peut délivrer aujourd’hui le centre. Demain, on avisera.
« C’est dur de lutter contre ces conditions terribles. Nous devons convaincre les parents de la nécessité de mettre leurs enfants sur les bancs de l’école. »
Après des heures de discussion avec les familles, les cinq membres du centre arrivent le plus souvent à les persuader de la nécessité d’aller en cours. « Reste à convaincre la mairie », laisse échapper Irena sur un ton désabusé. Lors de son installation dans le quartier en 2006, l’accueil par les habitants n’a pas été des plus chaleureux. Il ne l’est pas plus aujourd’hui. Notamment de la part de la mairie, située quelques mètres plus haut, dans la même rue. L’actuel maire rom de Šutka, Elvis Bajram, n’a jamais franchi le seuil du centre. « Nous n’avons aucun contact avec lui ou ses adjoints » confirme Irena.
Depuis son élection en 2009, il refuse de percevoir chaque mois les 200 euros de loyer que doit verser l’association à la municipalité. Mais ce n’est pas sans conséquence. En décembre dernier, la mairie a explicitement demandé au centre de quitter les lieux afin de les récupérer. « Maintenant, on craint à tout moment d’être expulsé », peste Irena. Elle insiste. « On ne sait même pas ce qu’ils veulent faire du bâtiment ». Le maire n’apprécie pas non plus les interventions étrangères sur son territoire. En décembre 2013, l’ambassadrice de France, Laurence Auer, a décerné au centre le Prix des Droits de l’Homme. La mairie de Šutka pense pourtant que la France n’a pas à se mêler de ses affaires. Contactée, elle n’a pas souhaité répondre à nos demandes d’interview.
Le quartier de la mairie est tranquille. Quelques enfants traînent sur le terrain de sport récemment construit par la municipalité. Aucune maison improvisée. A la place, la ligne d’horizon est saturée de splendides maisons plus grandes et plus extravagantes les unes que les autres. Pour la plupart, les volets sont baissés. « Les propriétaires de ses forteresses vivent à l’étranger, explique Irena, et ne reviennent que pour les vacances ». Anije balaie le trottoir de l’une de ses maisons. « Elle appartient à mon beau-frère, confie-t-elle, il vit en Italie mais je sais pas où exactement ». En échange de l’entretien de sa maison, il lui donne quelques euros. Les Roms qui réussissent sont rares à Šutka.
Le maire a le droit de vie ou de mort sur les associations
A quelques pas de là, les membres de l’ONG Roma Resource Center (RRC) s’activent au premier étage d’une maison encore en construction. Un froid glacial y règne. Salija Ljatif est rom mais avant tout dentiste. Agée de 26 ans, elle a toujours vécu à Šutka. Issue d’un milieu défavorisé, elle est un exemple de réussite pour la communauté. « Sans le soutien de mes parents qui n’ont pourtant eu aucune éducation, je n’aurais jamais réussi » insiste-t-elle.
Elle a bien rencontré des obstacles mais pas là où elle les attendait. Elle affirme qu’elle n’a jamais été discriminée pendant ses études à la faculté de médecine de Skopje. En souriant, Salija se souvient qu’elle a même été choisie par l’un de ses tuteurs parmi tous ses camarades pour anesthésier pour la première fois un patient. « J’ai plutôt subi une discrimination positive » dit-elle en plaisantant. Pour financer ses études, Salija a bénéficié d’une bourse d’étude réservée à la communauté rom. En échange, elle doit aujourd’hui y travailler. Pour le moment, elle n’a pas les moyens d’ouvrir son propre cabinet dentaire. Elle a donc fait le choix d’aider cette ONG qui assiste les Roms les plus pauvres de Šutka dans leurs démarches administratives.
A midi, le chant du muezzin de la mosquée en contrebas ramène la dentiste aux réalités du quartier. Encore en travaux, ce lieu de culte est le chantier phare du maire. Longtemps arrêtés faute de financement, les travaux sont aujourd’hui quasiment terminés. Interrogée sur l’intérêt de cette construction démesurée, Salija peine à donner son avis. Avant une telle dépense, il reste pourtant beaucoup de choses à faire pour améliorer les conditions de vie des habitants à Šutka.
Les médecins sont rares. « Une fois par semaine, un docteur vient de Skopje mais ce n’est pas suffisant », explique-t-elle. Elle ajoute, désespérée : « Ce qui manque vraiment, ce sont les gynécologues ». Pourtant la sensibilisation à la contraception pourrait être une réponse à la crise sanitaire de la ville, estime Salija, mais ce n’est pas une priorité de la mairie.
L’avenir même de l’association est aujourd’hui en jeu. Les fonds se tarissent et, sans nouvel apport financier, elle passera difficilement l’année. Pour elle aussi, le soutien de la municipalité est à peine perceptible. Malgré la signature d’un mémorandum, celle-ci prétend ne pas pouvoir venir en aide au Roma Resource Center. La raison : la mairie est prétendument liée à une autre ONG aidant les femmes de Šutka à trouver un emploi. Elle ne peut donc pas s’investir financièrement sur deux projets différents. Sur ce point, Irena reste dubitative : « Je n’ai jamais entendu parler de ce programme ».
Pourtant, à Šutka, le clientélisme est roi. Le marché est le principal centre d’intérêt du maire. Ses yeux y sont rivés. Dernièrement, les employés ont remarqué l’arrivée de caméras de surveillance. « C’est pour prévenir les vols, dit-on, mais en réalité, c’est pour surveiller les transactions faites de la main à main car rien n’est déclaré » pense Ahmed, propriétaire d’un stand de vêtements pour femme. Au marché, c’est le règne de l’économie grise. La mairie sait qui fait quoi, puisqu’elle perçoit un loyer mensuel des commerçants. Mais elle ne contrôle pas l’activité et ne voit pas la couleur d’un impôt capable de lui permettre d’aider les siens. Elle maintient ces marchands et leurs familles à la limite de la survie. Personne ne le dit puisque chacun veut garder son stand. L’allégeance est sans faille. Les plus pauvres, quant à eux, doivent se débrouiller dans les milliers de taudis qui forment, en contrebas, l’essentiel de la ville.
Rédaction : Blandine GAROT
Reportage : Clémentine BILLÉ et Blandine GAROT
(Encadrement : JAD et CR)