Société

Pančevo, le carburant cancérigène des Balkans

Leucémies, mal­adies hor­monales, res­pi­ra­toires… Vache à lait indus­trielle du gou­verne­ment serbe, cible stratégique des bom­barde­ments de l’OTAN en 1999, la ban­lieue de Bel­grade aux dizaines de chem­inées tox­iques tente de sur­vivre. Sous perfusion.

A Pančevo (SER)

« T’attrapes le Panče­vac, et en trois mois, t’es mort ». Slo­bo­dan, pro­gram­ma­teur musi­cal et DJ à ses heures per­dues, fait une gri­mace résignée en évo­quant le surnom de la leucémie foudroy­ante — « con­nue dans toute la Ser­bie » — qui frappe les habi­tants de Panče­vo. Située dans la périphérie sud de Bel­grade, à une trentaine de min­utes de la cap­i­tale via le périphérique, la ville de 130.000 habi­tants est gan­grénée par la pol­lu­tion indus­trielle ambiante et le chô­mage de masse. « C’est vrai­ment dra­ma­tique », déplore Slo­bo­dan en com­man­dant un café noir et un grand verre d’eau. « Les enjeux économiques relèguent les sujets de san­té publique et d’écologie au sec­ond plan dans la con­science col­lec­tive serbe ». La quar­an­taine bien tassée sous son T‑shirt grif­fé d’un slo­gan améri­cain, l’homme aux platines de la radio locale rêve de par­tir au Cana­da. De quit­ter Panče­vo, son air suf­fo­cant, ses usines crasseuses. En cette belle mat­inée de févri­er, le ciel bleu tire vers le grisâtre. Le nuage de pol­lu­tion, gon­flé par un fort vent mérid­ion­al, ne choque plus per­son­ne. Les artères pas­santes du cen­tre-ville sont noyées sous les effluves de la raf­finer­ie et de l’usine pétrochim­ique. Et les habi­tants con­tin­u­ent, dans l’indifférence générale, de se rem­plir les poumons à grandes bouf­fées de par­tic­ules d’ammoniaque, de ben­zène et de toluène.

A Pančevo, le degré de pollution des sols n’a pas fait l’objet de résultats d’analyses précises, même si le nombre de prélèvements a considérablement augmenté l’an dernier. Crédit : A. Meslard.
A Panče­vo, le degré de pol­lu­tion des sols n’a pas fait l’objet de résul­tats d’analyses pré­cis­es, même si le nom­bre de prélève­ments a con­sid­érable­ment aug­men­té l’an dernier. Crédit : A. Meslard.

« Panče­vo est l’une des villes les plus pol­luées d’Europe », soupire Vio­le­ta Jovanov Peš­tanac, col­lègue de Slo­bo­dan et activiste de l’ONG envi­ron­nemen­tale Green Ser­bia. « La pre­mière source de pol­lu­tion ici est indus­trielle, mais elle est ampli­fiée par le chauffage au char­bon — qui équipe plus de deux tiers des maisons- et par la den­sité du traf­ic routi­er ». S’il est un endroit où les trois nuages sem­blent se mêler en un point cul­mi­nant, c’est bien aux abor­ds de la zone indus­trielle. Quand Slo­bo­dan la dépasse au volant de sa vieille Renault Mégane, toutes vit­res fer­mées, l’air se charge d’une odeur de pét­role nauséabonde. Comme si la pompe per­cée d’une sta­tion-essence se déver­sait directe­ment sous son capot.

Tumeurs, leucémies et malformations chromosomiques

« Plusieurs médecins ont souligné l’explosion du nom­bre de can­cers et de mal­adies res­pi­ra­toires, comme l’asthme, à Panče­vo », souligne Vladimir Del­ja, con­seiller munic­i­pal à l’environnement depuis 2008. « Leurs études n’établissent pas de con­nex­ion offi­cielle avec la pol­lu­tion, mais tout le monde pense que les choses sont liées. »

En 2009, le dernier rap­port de l’institution de la san­té publique de Panče­vo, qui se calque sur les recom­man­da­tions de l’OMS, a révélé des résul­tats alar­mants. Il recen­sait 24 tumeurs par­mi les 39.000 enfants de Panče­vo. Soulig­nait que 7,6 % de petits panče­vacs souf­fraient de mal­adies du sang, con­tre 5% en moyenne en Ser­bie. Analy­sait qu’ils étaient aus­si trois fois plus nom­breux à être atteints de prob­lèmes de tyroïde que la moyenne nationale. Sans compter leur expo­si­tion 1,5 fois supérieure à la moyenne aux mal­for­ma­tions et mal­adies chromosomiques.

Pour­tant, à Panče­vo, les jardins d’enfants en plein air ne désem­plis­sent pas et les cris joyeux s’échappent tou­jours des écoles mater­nelles. « Ma fille de deux ans est inscrite à la garderie », con­fie Mar­i­ja, une trente­naire qui tra­vaille au cen­tre cul­turel de la ville. « Bien sûr qu’on se sent con­cernés par toutes ces ques­tions et qu’on s’inquiète, mais nous avons con­stru­it notre vie ici, nous ne pou­vons pas par­tir …». Cha­cun a, dans son entourage, quelqu’un — un voisin, une épouse, un enfant, une col­lègue -, touché de près ou de loin par les mal­adies res­pi­ra­toires. Cela n’empêche pas le com­plexe pétrochim­ique de cracher son venin – un filet de fumée jaune, épaisse, mal­odor­ante — à quelques kilo­mètres à peine des ter­rains de sport, des immeubles ou des maisons de retraite. Résignée, impas­si­ble, la ville se mor­fond dans une forme de léthargie sui­cidaire. 

Pancevo juin
Le com­plexe pétrochim­ique déverse en per­ma­nence une épaisse fumée jaune dans le ciel de Panče­vo. Par­ti­c­ulière­ment en ce jour de pic de pol­lu­tion. Doc­u­ment de com­mu­ni­ca­tion : Green Serbia

« Tout le monde se fout de l’écologie ici, il y a telle­ment de prob­lèmes économiques et de chô­mage… » Vio­le­ta replace une mèche de ses cheveux noirs et esquisse un sourire dépité sous ses lunettes mar­rons. « Les Panče­vacs se soucient plus de ramen­er du pain pour dîn­er que de l’environnement. Notre com­bat écologique ne les intéresse pas. » Même dans les phar­ma­cies, les employés préfèrent garder sous silence les risques san­i­taires liés aux infra­struc­tures indus­trielles. Quand on demande un masque anti-pol­lu­tion, on ne déclenche que stu­peur, sur­prise ou même un rire un peu gêné. Avant de finale­ment s’entendre dire : « Mais nous n’en ven­dons pas… ». Seuls les malades déclarés et les per­son­nes de pas­sage en deman­dent. D’après Vio­le­ta Jovanov Peš­tanac, très rares sont les Panče­vacs qui arborent cette pro­tec­tion de papier.

« Les tomates du jardin étaient noires »

L’omerta écologique règne aus­si du côté des autorités munic­i­pales. « L’année dernière, j’ai fait appel à un sci­en­tifique japon­ais pour effectuer des analy­ses de sols à Panče­vo », pré­cise Vladimir Del­ja en avalant une gorgée de son café noir. « Il devait éval­uer l’éventuelle tox­i­c­ité des pro­duits agri­coles de la région. Cer­tains de mes col­lègues de la mairie m’ont pressé d’arrêter les recherch­es, pour ne pas ris­quer de plomber les revenus de l’agriculture dans la ville ! » Les résul­tats des prélève­ments, tou­jours en cours d’analyses, n’ont pas encore été publiés.

Alek­san­dar Zograf est un auteur de BD de renom­mée inter­na­tionale. Son immeu­ble se trou­ve à cent mètres des usines. En 1999, il a tenu un jour­nal des bom­barde­ments stratégiques de l’OTAN sur le com­plexe pétrochim­ique. « Mes par­ents avaient alors plan­té des tomates dans leur jardin. Quand ils les ont cueil­lies, elles étaient toutes noires sur un côté… ». Œil de lynx posté dans son mirador — un apparte­ment joli­ment décoré, légué par ses par­ents -, l’artiste se sou­vient d’une voix timide : « Un énorme nuage de pol­lu­tion s’est for­mé au-dessus des usines. A la radio, les autorités dif­fu­saient des con­signes pré­cis­es : garder toutes les fenêtres fer­mées, et rejoin­dre en urgence des bus d’évacuation en cas d’alarme. » Il s’empare, l’œil gour­mand, d’une petite pâtis­serie tout juste déposée par sa femme sur la table basse de l’atelier. « Heureuse­ment, le vent a bal­ayé l’usine et emporté les par­tic­ules dan­gereuses loin des quartiers rési­den­tiels. Sinon, les con­séquences san­i­taires auraient été bien plus dra­ma­tiques encore… ». 

“Plus de pollution à Pančevo… C’est totalement faux !”

Les autorités locales assurent que la pol­lu­tion atmo­sphérique n’a cessé de dimin­uer au cours de la dernière décen­nie. Le rachat de la raf­finer­ie NIS par une fil­iale du groupe russe Gazprom, négo­cié en 2008 sous cer­taines claus­es écologiques — comme l’installation de nou­veaux fil­tres — a per­mis de réduire con­sid­érable­ment le taux de ben­zène dans l’air. « L’installation d’un sys­tème de con­trôle, éval­u­ant en temps réel le taux de par­tic­ules en sus­pen­sion, per­met main­tenant de prévenir les pics de pol­lu­tion », assure fière­ment Vladimir Del­ja. « S’il y en a, les usines doivent couper immé­di­ate­ment la pro­duc­tion ». Vio­le­ta recon­naît le suc­cès de cette ini­tia­tive. « Il y a eu des pro­grès con­sid­érables, ce qui ras­sure les gens, mais les pousse aus­si à croire qu’il n’y a plus de pol­lu­tion à Panče­vo. Ce qui est totale­ment faux ! »

Quand il écoute le dis­cours des autorités serbes sur les ques­tions écologiques, Slo­bo­dan hausse les épaules avec dés­in­vol­ture. Le musi­cien reste con­fi­ant, mal­gré tout. Pas sur le sort de Panče­vo, — « loin de moi cette idée ! » -, mais sur le sien. Parce qu’il y croit dur comme fer, à son rêve d’exode canadien.

Rédac­tion : Malo Tresca
Reportage : Malo Tresca et Andréane Meslard
(Relec­ture:  SR et CR)