Société

Rester ou quitter Belgrade: le dilemme de la communauté chinoise

Dans les années 1990, en quête d’une vie meilleure, de nom­breux Chi­nois ont investi le quarti­er du Blok 70 et l’ont trans­for­mé en « petite Chine de Bel­grade ». Vingt ans après, crise économique oblige, cer­tains songent à par­tir, quand d’autres préfèrent rester dans une ville où ils ont leurs repères. Immer­sion dans une com­mu­nauté tiraillée.

À pre­mière vue, il s’agit d’un sim­ple pavil­lon, à la périphérie de Bel­grade. Pour­tant, der­rière la porte d’entrée se cache un tem­ple protes­tant. A l’étage, une salle de prière, avec ses bancs, son autel, et ses trois grand téléviseurs accrochés aux murs. Au rez-de-chaussée, une vaste salle, sobre­ment meublée. Deux tables de ping-pong, une trentaine de chais­es, et un ban­quet rem­pli de nom­breux plats. En ce soir de févri­er, la minorité évangéliste chi­noise fête la nou­velle année. Une appar­te­nance religieuse atyp­ique, dans une com­mu­nauté où le boud­dhisme est la norme. Con­traire­ment à de nom­breuses villes du monde, il n’y aura pas de défilé cos­tumé ici. Mais pour l’occasion, une quar­an­taine de fidèles se sont rassem­blés pour partager un repas et prier. Des enfants jouent ensem­ble et courent dans la vaste pièce. Quelques Serbes sont présents. Loin de faire bande à part, ils dis­cu­tent et rient avec les Chinois.

Après une brève prière du pas­teur, Shane se sert copieuse­ment en riz, nouilles aux œufs et bro­co­l­is, puis s’installe sur une chaise. Le jeune homme, timide mais souri­ant, est le seul par­mi les con­vives à maitris­er l’anglais. Comme la majorité des Chi­nois de Bel­grade, Shane vient de la province du Zhe­jiang. En juin 2014, il décide de rejoin­dre son oncle à Bel­grade. Il s’est instal­lé chez lui et tra­vaille dans son petit mag­a­sin de chaus­sures, situé dans le marché du Blok 70. La com­mu­nauté chi­noise s’est basée dans ce quarti­er excen­tré de Bel­grade, essen­tielle­ment com­posé de bar­res d’habitation béton­nées et bor­dé par la route Youri Gagarine, une six-voies bruyante.

« Près de 30% » de Chi­nois sont déjà partis

Si Shane a quit­té amis et famille, c’est pour fuir la mis­ère : « Je suis venu pour gag­n­er de l’argent. La vie est dif­fi­cile en Chine, ici c’est dif­férent ». Pour­tant, avec la crise actuelle, le busi­ness en Ser­bie n’est pas floris­sant. Un phénomène qui sur­prend, car la com­mu­nauté chi­noise s’est spé­cial­isée dans le com­merce de pro­duits d’entrée de gamme : T‑shirt sans motifs, objets du quo­ti­di­en à 100 dinars (env­i­ron 0,85€). Dans la classe pop­u­laire serbe, ces arti­cles con­nais­saient un suc­cès cer­tain. Mais « actuelle­ment, les gens dépensent moins », observe avec amer­tume Shane. Autre prob­lème de taille : le dinar, la mon­naie serbe, est trop faible. Lorsqu’il est con­ver­ti en euros puis en yuan, afin d’être envoyé au pays, les Chi­nois per­dent de l’argent. La con­jonc­ture inquiète de nom­breux mem­bres de la com­mu­nauté chi­noise, qui songent à quit­ter Belgrade.

Plusieurs ont déjà plié bagages, « près de 30% » selon M. Guo, un marc­hand de vête­ment du Blok 70. « Ils sont par­tis ailleurs : au Chili, au Brésil… » déplore-t-il. Un exil vers des pays à forte crois­sance économique, pour des indi­vidus qui n’ont pas peur de tout quit­ter et de recon­stru­ire leur vie, tant que l’argent est au bout du chemin.

Pour­tant, il y a encore une ving­taine d’années, Bel­grade atti­rait la com­mu­nauté chi­noise. Jin­jiao Yu, mère de famille fait par­tie des pre­miers à s’être instal­lés au Blok 70. Elle racon­te : « Des amis venaient d’arriver à Bel­grade, et ils nous ont con­seil­lé de les suiv­re, car à l’époque la Yougoslavie (NDLR : sous Milo­se­vic) était un pays riche ». La com­mu­nauté chi­noise s’est donc instal­lée pour des motifs pure­ment économiques, et pro­gres­sive­ment, con­traire­ment aux drôles de rumeurs qui ont circulé.

Ni caprice de diva, ni électoralisme

La plus con­nue prend nais­sance en 1997. Le Prési­dent yougoslave Slo­bo­dan Miloše­vić et sa femme Mira Marković sont alors en voy­age offi­ciel à Pékin. Cette dernière serait alors tombée sous le charme de la ville et de ses habi­tants, et aurait réclamée un « Chi­na­town » à Bel­grade. Quelques mois plus tard, 50 000 Chi­nois seraient arrivés. Une autre ver­sion sug­gère que des passe­ports yougoslaves auraient été délivrés aux arrivants chi­nois, à con­di­tions qu’ils votent pour Milo­se­vic, men­acé d’être bat­tu lors des élec­tions de l’époque.

Le professeur Radosav Pušić, dans son bureau à l'université de Belgrade.
Le pro­fesseur Radosav Pušić, dans son bureau à l’u­ni­ver­sité de Belgrade.

Radosav Pušić est directeur de l’Institut Con­fu­cius, qui étudie la cul­ture et l’histoire chi­nois­es. Dans son bureau envahi par les livres, il con­teste ces infor­ma­tions. Le ton est posé : « Je n’y crois pas une sec­onde ». « La qua­si-total­ité des Chi­nois sont venus par besoin d’argent, pas pour répon­dre à un obscur caprice ». La vague d’immigration n’a pas été bru­tale, selon le doc­teur en philoso­phie. « Les pre­miers Chi­nois sont arrivés vers 1992, ils n’étaient pas nom­breux. Une sec­onde vague a été observée à la fin des années 1990. »

M. Pušić tient égale­ment à rec­ti­fi­er les esti­ma­tions sur le nom­bre de Chi­nois présents à Bel­grade. « Beau­coup dis­ent qu’ils sont 50 000, mais c’est vrai­ment suré­val­ué ». Le doc­teur en philoso­phie juge que 5 000 Chi­nois vivent actuelle­ment à Bel­grade. Mais il con­cède que ce nom­bre dimin­ue : « Beau­coup de mem­bres de la com­mu­nauté souhait­ent quit­ter la Ser­bie, pour deux grandes raisons : la crise économique et l’action du gou­verne­ment pour lim­iter la mise en place des com­merces clan­des­tins ». Il pour­suit : « Beau­coup de mem­bres de la com­mu­nauté chi­noise tra­vail­lent au noir ou ne déclar­ent pas l’existence de leur entre­prise ». Il y a plus d’un an, le Pre­mier min­istre serbe, Alek­san­dar Vučić, a annon­cé qu’il voulait s’attaquer à l’économie informelle, qui représen­terait 30% du PIB.

Rentrer en Chine après 20 ans de labeur

A l’église évangéliste, il est près de vingt heures. Le repas est ter­miné, et les fidèles emprun­tent l’escalier qui mène à la salle de prière. Le pas­teur fait son prêche à la manière d’un gospel. « Alleluia » est enton­né en ver­sion man­darine par l’assemblée, tan­dis qu’un enfant joue du piano, entouré par trois cama­rades. Les chants s’enchainent, entre­coupés par des prières réc­itées avec fer­veur. Trente min­utes plus tard, la céré­monie est ter­minée. Shane racon­te alors ses pro­jets pour l’avenir. Con­traire­ment à d’autres, il n’envisage pas de quit­ter Bel­grade dans l’immédiat :

« J’aime bien cette ville, je n’ai pas envie de par­tir dans un autre pays. Mais comme beau­coup d’autres, je pense rester ici une ving­taine d’années. Après, je ren­tr­erai en Chine ».

Zirui Yu et sa mère, devant l'enseigne familiale. La jeune adolescente veut construire sa vie à Belgrade.
Zirui Yu et sa mère, devant l’en­seigne famil­iale. La jeune ado­les­cente veut con­stru­ire sa vie à Belgrade.

Zirui souhaite égale­ment con­stru­ire sa vie à Bel­grade. L’adolescente de 15 ans, avec son anorak orange sur les épaules, ne passe pas inaperçue. Elle aus­si vient du Zhe­jiang. Elle a gran­di à plusieurs mil­liers de kilo­mètres de ses par­ents, par­tis à Bel­grade en 1998. Ils pos­sè­dent une bou­tique de vête­ments dans le bâti­ment adja­cent au vieux marché chi­nois du Blok 70. Zirui les a rejoints en novem­bre dernier, pour étudi­er : « Je vais à l’école inter­na­tionale, et ensuite je voudrais aller à l’université ». Elle s’est faite des amis serbes à l’école, avec qui elle com­mu­nique en anglais. Elle ne se voit pas par­tir dans un autre pays. « Je veux vivre à Bel­grade, je me sens bien ici. Je n’ai pas envie de par­tir dans un autre pays, et mes par­ents non plus. Même si les affaires sont moins bonnes, nous voulons rester ici. Nos amis sont à Bel­grade. »

Les plus jeunes membres de la communauté chinoise pourraient s'intégrer pleinement à la société serbe, selon Radosav Pušić.
Les plus jeunes mem­bres de la com­mu­nauté chi­noise pour­raient s’in­té­gr­er pleine­ment à la société serbe, selon Radosav Pušić.

Radosav Pušić perçoit ce tiraille­ment entre les Chi­nois sur le départ, en quête de prof­it, et ceux qui refusent de tir­er un trait sur une ville où ils ont leurs repères. Mais, le directeur de l’Institut Con­fu­cius ne pense pas que la com­mu­nauté chi­noise va dis­paraître. Au con­traire, il estime qu’elle peut même se dévelop­per au sein de la société serbe :

« La majorité des enfants Chi­nois vivant à Bel­grade sont nés ici. Ils vont à l’école publique serbe, se font des amis serbes. Du coup, je pense qu’une inté­gra­tion à la société est possible. »

Dès lors, selon M. Pušić, cette généra­tion de « fils et filles d’immigrés » pour­rait refuser de quit­ter Belgrade.

A l’église évangéliste, les rires et cris fusent. Une petite fille chi­noise joue avec un enfant serbe. Son père tente de pren­dre une pho­togra­phie ; les deux bam­bins se tien­nent par l’épaule et pren­nent la pose, sourire au lèvre. Peut-être l’im­age de la com­mu­nauté chi­noise de Belgrade.

 

Rédac­tion : Clé­ment Lauer
Reportage : Clé­ment Lauer, Kévin Té, Jean-Bap­tiste Menanteau
(Encadrement :  LG et CR)