Culture, Société

En Serbie, la culture est morte, vive la culture underground

L’E­tat serbe a pro­gres­sive­ment aban­don­né la cul­ture, inci­tant de nom­breux acteurs de la scène bel­gradoise à se tourn­er vers les milieux alter­nat­ifs et le do-it-yourself.

La façade du 32, rue Kosovs­ka, ne laisse rien présager d’autre qu’un pais­i­ble immeu­ble comme les autres. Pour­tant, mal­gré le silence de son hall aux murs blancs, un véri­ta­ble refuge d’ini­tiés se dis­simule der­rière une porte anodine. Le noy­au dur du milieu under­ground de Bel­grade y trinque sur fond de musique élec­tron­ique. Dans l’ob­scu­rité de ce petit apparte­ment trans­for­mé en bar, une trente­naire à la frange rock n’roll déam­bule entre de gros fau­teuils dépareil­lés et claque des bis­es à tout va.

Il y a trois ans, Dra­gana Dobrić a ouvert un club tech­no, le Drug­store, dans un ancien hangar. Comme beau­coup de Bel­gradois de sa généra­tion, elle évoque avec fierté un passé qu’elle n’a pas con­nu : les années 70, quand les réal­isa­teurs de la vague noire renou­ve­laient les codes du ciné­ma, ou encore les années 80, celles de la new wave yougoslave — la novi val, comme on dit ici. Une ému­la­tion artis­tique dont la Ser­bie man­quait sérieuse­ment durant les années 2000. Le plus grand souhait de Dra­gana ? “Ressus­citer le dynamisme cul­turel de cette époque”.

 

“On est nombreux à essayer de faire de Belgrade une sorte de nouveau Berlin”

Ces dernières années, comme elle, quelques cen­taines de Bel­gradois ont décidé de pren­dre la cul­ture en main et mul­ti­plient les pro­jets alter­nat­ifs. Le Zvev­da, un ciné­ma his­torique suc­ces­sive­ment pri­vatisé et lais­sé à l’a­ban­don, a été récupéré par de jeunes cinéphiles qui souhait­ent en faire un lieu de créa­tion acces­si­ble à tous. “On est nom­breux à essay­er de faire de Bel­grade une sorte de nou­veau Berlin”, explique Dra­gana Kos­ti­ca, la rédac­trice en chef du site Still In Bel­grade, “mais on manque d’ar­gent”.

“On a ouvert quand la crise a com­mencé, il y a six ans, et c’est de plus en plus dur. On a dû baiss­er le prix de nos évène­ments, et nos fonds s’a­menuisent peu à peu”. Dejan Ubović était l’un des pre­miers à s’in­staller dans le quarti­er de Sava­mala dans les faubourgs de Bel­grade, aujour­d’hui devenu l’épi­cen­tre de la cul­ture alter­na­tive. Au KC Grad, il organ­ise des expo­si­tions, des con­certs, des débats : c’est un lieu référence. Mais du gou­verne­ment, Dejan assure ne qua­si­ment rien percevoir. Il est amer lorsqu’il évoque le Musée d’Art Con­tem­po­rain de Bel­grade, un bâti­ment mag­nifique fer­mé depuis dix ans, totale­ment ignoré par l’E­tat. Navré, il préfère en sourire :

“Le pire, c’est que ça fait dix ans que les 80 employés sont payés à ne rien faire. Et l’E­tat assure qu’il n’y a pas d’ar­gent pour la cul­ture”.

Ils sont nom­breux à accuser les gou­verne­ments suc­ces­sifs de laiss­er la créa­tion serbe dépérir. “Ce sont de vrais ama­teurs, détaille Mil­i­ca Mešterović, qui organ­ise le fes­ti­val d’arts et tech­nolo­gies Remake. Les gens nom­més à la cul­ture, notam­ment. Ils promet­tent des fonds, puis renon­cent, puis finis­sent par don­ner… Sou­vent moins qu’an­non­cé au début, et avec trois mois de retard”. Dra­gana Dobrić va plus loin :

“Pour la plu­part d’en­tre nous, le gou­verne­ment ne fait rien. Il faut faire par­tie d’un petit cer­cle de priv­ilégiés pour avoir accès aux finance­ments de l’E­tat”.

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Faute de moyens et de célérité, l’E­tat a lais­sé le fos­sé se creuser entre la cul­ture des jeunes et celle de la ville. “Le seul musée dont les politi­ciens s’enorgueil­lis­sent, c’est celui de Niko­la Tes­la… Mais autour de moi, per­son­ne n’y a jamais mis les pieds !”, rit-t-elle, un peu jaune, en référence au musée érigé en l’hon­neur du grand ingénieur serbe. Igor Čubrilović, un des co-organ­isa­teurs des soirées musi­cales expéri­men­tales Improve, va dans le même sens. “On veut faire du neuf, renou­vel­er la cul­ture serbe”.

“Pas un jour sans que quelque chose ne se passe”

Sans aide de la part de l’E­tat, le sys­tème D pré­vaut. Les soirées sont organ­isées dans des maisons généreuse­ment prêtées par des par­ti­c­uliers. Les artistes, par­fois venus de l’é­tranger, ne sont pas rémunérés. Mais bon gré, mal gré, la ville est bouil­lon­nante de cul­ture grâce à ces petits groupes de trente­naires qui se débrouil­lent comme ils peu­vent. Galeries de rue, con­certs, fes­ti­vals et fêtes en tout genre : “Pas un jour sans que quelque chose ne se passe”, résume Dra­gana Kostica.

Un col­lec­tif est par­ti­c­ulière­ment act­if : le Min­istarst­vo pros­to­ra, le “min­istère du lieu”, en VF. Depuis 2011, celui-ci use de moyens légaux et illé­gaux pour faire bouger les choses et remet­tre les arts au cen­tre des préoc­cu­pa­tions des poli­tiques. Radomir Lazović, l’un des cinq mem­bres de ce col­lec­tif, mitraille :.

“La cul­ture offi­cielle ? Beau­coup de patri­o­tisme, pas d’art con­tem­po­rain, aucune com­préhen­sion de notre époque, et une mau­vaise dis­tri­b­u­tion des sources, plus qu’un vrai manque de fonds”.

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Le Min­is­trast­vo est à l’o­rig­ine de l’oc­cu­pa­tion du ciné­ma Zvev­da, d’une galerie de rue, d’un cen­tre cul­turel, ain­si que du plus grand espace alter­natif dédié à l’art dans Bel­grade : l’Inex Film. 1500 mètres car­ré dans lesquels une quar­an­taine de squat­teurs, en accord avec le pro­prié­taire des lieux, ont mon­té des ate­liers, une galerie, une salle de mon­tage de ciné­ma, ou encore une scène de théâtre. “C’est pas le top au niveau pro­fes­sion­nel, mais il y a telle­ment d’a­van­tages”, souligne Nico­las Jargić.

La ruée vers l’Ouest

Cela fait deux ans que ce jeune Fran­co-Serbe est retourné au pays pater­nel après l’ob­ten­tion de son diplôme des Beaux-Arts de Lyon. “Je me suis instal­lé au bout de trois semaines”, se sou­vient-il. Si pos­si­ble, il se ver­rait bien rester encore quelques années à Bel­grade, “même si chaque per­son­ne que je ren­con­tre me demande ce que je fous là !” Car pour beau­coup de Bel­gradois, le soleil se lève à l’Ouest. Chez les jeunes en général, et dans les milieux artis­tiques en par­ti­c­uli­er, ils sont nom­breux à faire leurs bagages pour s’in­staller dans des pays occidentaux.

Des départs d’au­tant plus fréquents que les cri­tiques envers la petite com­mu­nauté under­ground com­men­cent à se faire enten­dre. Des divi­sions internes se font aus­si sen­tir. “De plus en plus, cha­cun regarde l’autre comme un con­cur­rent”, estime Vladimir Radi­nović, qui gère la webra­dio alter­na­tive NoFM. Deux sites haineux envers les acteurs les plus avant-gardistes de la scène bel­gradoise ont récem­ment vu le jour, sans par­ler de la récupéra­tion com­mer­ciale de l’un­der­ground, avec des investisse­ments hol­landais et scan­di­naves, notamment.

“On observe un phénomène de mode, comme partout, mais je crois que c’est sincère”, avance Nico­las Jargić. Dra­gana Dobrić le con­firme : ” Il y a un véri­ta­ble esprit à Bel­grade. Une énergie pro­pre à ce pays”. Elle évoque les bom­barde­ments de 1999. Il y a eu l’e­spoir d’une nou­velle nation, des rêves. Plus de vingt ans après, la Ser­bie reste engluée dans une tran­si­tion économique sans fin, que la crise de 2008 n’a fait qu’ex­ac­er­ber. “Je suis jeune, et pour­tant je vis la deux­ième crise de mon exis­tence”, souf­fle-t-elle. En juin, Dra­gana aus­si quit­tera le Drug­store et Bel­grade. Elle s’in­stallera aux Etats-Unis.

Rédac­tion : Robin Korda
Reportage : Robin Kor­da, Edouard Hervé du Pen­hoat, Cyril Simon
Pho­to de tête : oeu­vre de Loren­zo Mod­i­ca (Inex Gallery, work in progress pour l’ex­po­si­tion ’13 days’)

(Encadrement : SR, JAD, SA et CR)