En Serbie, les retraités ont si peu de ressources que la plupart ne peut joindre les deux bouts sans reprendre une activité. Portrait de ces déclassés du troisième âge.
Avoir 65 ans aujourd’hui en Serbie, c’est avoir connu la Yougoslavie, Tito, la guerre, les bombardements, les sanctions économiques et Slobodan Milošević. Avoir 70 ans, en Serbie, c’est être capable de se débrouiller avec trois fois rien. Dans un pays où un tiers de la population est à la retraite, économiser sur les pensions est devenu un leitmotiv du gouvernement Vučić. Depuis le mois de novembre, une nouvelle taxe de 10% à 25% est appliquée sur les pensions de plus de 100 euros.
Elle commande un verre d’eau de vie et pose son paquet de cigarettes light sur la table. La pendule du café indique 11 heures. Coupe au carré impeccable et foulard vert noué autour du cou, Mimi a la voix rauque et le regard brillant. Elle fait partie des 1,7 millions de Serbes à la retraite. Dans une autre vie, elle était guide touristique, vendeuse dans une galerie d’art ou encore secrétaire. Des petits boulots qui ne lui ont pas donné le droit à une retraite. Sa pension, elle la doit à son mari, décédé. Elle souffle, d’un air gêné :
« Si je n’avais pas été veuve, je me serais retrouvée sans rien, à la rue. J’ai une certaine chance dans mon malheur . »
A 59 ans, Mimi habite l’appartement que ses parents lui ont légué, celui même où elle a grandit. Un deux-pièces en plein Belgrade, qu’elle occupe désormais avec sa fille de 28 ans et son fils de 30 ans, tous les deux au chômage. Mimi touche 320 euros de pension par mois. Une somme au-dessus de la moyenne nationale, avec laquelle elle vivote, tout juste. « Quand on enlève le chauffage, les charges, l’impôt foncier, la redevance télé et Internet, il ne me reste plus grand chose. » Depuis le mois de décembre et la nouvelle taxe, elle a perdu 21 euros chaque mois.
Pour améliorer le quotidien, Mimi est devenue une pro du système D. Régulièrement, elle assiste la mère malade d’une de ses voisines : « Avant je le faisais gratuitement, maintenant je me fais payer 10 euros. » On souligne son élégance. Elle éclate de rire en désignant ses vêtements : «Tout ça, c’est plus âgé que moi. » Les chaussures, elle en reçoit deux fois par an grâce à son amie serbe Vesna, émigrée en Italie. Vesna lui donne également de l’argent tous les mois. Cela la rend fière : « La solidarité entre les gens des Balkans, c’est quelque chose de très fort. »
« Un travailleur, un chômeur et un retraité »
« Mimi c’est une illusionniste, raconte son copain d’enfance Bojan Biljanović. Avec trois fois rien, elle fait des miracles. » Attablé au restaurant du Majestic Hôtel, Bojan ne cache pas son inquiétude sur la situation du pays :
« Sur trois Serbes, un travaille, l’autre est au chômage et le dernier est à la retraite. On est dans l’impasse. »
Dents blanches et peau lisse, Bojan fait partie des jeunes retraités. En 2003, une maladie l’a contraint à arrêter son activité d’agent de voyage à 48 ans. Il a alors bénéficié d’une pension de retraite maladie.
Malgré une vie confortable, Bojan se sent solidaire des 250.000 retraités qui vivent en-dessous du seuil de pauvreté. Un constat alarmant mais qui, à ses yeux, ne légitime pas les choix du gouvernement : « La loi des 10% nous a ébranlés. Ce n’est pas normal qu’on touche aux retraites ». Il assure même que c’est « illégal. » Pourtant il ne se fait aucune illusion :
« Les vieux ne sont plus capables de se mobiliser. Ils n’ont plus ce courage là. »
« C’est un gouvernement corrompu, qui met la main dans la poche des plus vulnérables », s’insurge Vlada Dedić. Il pose sur la table en face de lui le journal Politika, pour lequel il a travaillé en tant que journaliste puis sort ses lunettes d’une petite boîte noire. Depuis quelques mois, le retraité a rejoint les rangs de l’association des syndicats des retraités serbes.
Ce syndicat indépendant est né en réaction à la politique menée par le Premier ministre Aleksandar Vučić.
« Avec la nouvelle loi, toutes les retraites de plus de 100 euros sont taxées à hauteur de 10%, ou plus, en fonction du revenu. C’est scandaleux. Personne n’a le droit de vous enlever ce que vous avez gagné. »
Vlada et ses amis du syndicat ont saisi la cour constitutionnelle dans l’espoir d’abroger la loi.
« On ne se fait pas d’illusion. On sait que la cour appuiera les décisions du gouvernement. S’il le faut, on portera l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’Homme. »
“Je travaille de 8 heures à 21 heures”
En attendant, les retraités se débrouillent comme ils peuvent. Pour les plus précaires, il n’y a que deux solutions : compter sur la générosité de leurs proches ou se remettre à travailler. A 85 ans, Olga, n’a pas vraiment eu le choix. Avec une pension de 220 euros par mois et une fille de 60 ans au chômage, elle a vite retroussé ses manches.
Oubliée sa carrière de soixante ans au musée d’histoire naturelle, Olga tient désormais un stand de souvenirs dans le parc de Kalemegdan. Sur une carriole, elle a déposé des cartes postales aux couleurs de la Yougoslavie, des petits aimants à l’effigie de Tito et de vieux billets de banque jaunis par le temps. Ce petit commerce lui permet de survivre mais lui prend tout son temps. « Je travaille de 8 heures du matin à 19 heures l’hiver et jusqu’à 21 heures en été. Sept jours sur sept. » Elle préfère en sourire.
Malgré les cinq couches de vêtements qui lui recouvrent le corps, Olga reste coquette. Elle sort régulièrement de sa poche un petit miroir et se remet un peu de rose à lèvres. Depuis le mois de janvier, le montant de sa retraite a baissé de 10 euros par mois. Un vrai coup dur.
« Entre la baisse de ma pension et la hausse des prix, j’ai de plus en plus de mal à vivre décemment. »
Les histoires comme celles d’Olga sont nombreuses en Serbie. Sur les marchés de la capitale, les retraités les plus pauvres déploient des étales à la sauvette. Nago est l’un d’eux. Casquette vissée sur le crâne et bras croisés, il attend, assis sur sa chaise en bois, le premier client de la matinée. A 57 ans, Nago ne touche pas de pension. Dans les années 90, il a travaillé dans une usine de plomberie. Mais la fermeture inopinée de son entreprise l’a laissé sans rien. Aucune indemnité de départ, aucune cotisation retraite. Il désigne de la tête les petites plaques de métal gravées : « Grâce à ça, je me fais environ 30 euros par jour. Pour une famille de quatre personnes, il en faut 20 pour manger », lâche-t-il d’un air résigné. Nago vit avec ses quatre filles et ses cinq petits-enfants dans un pavillon de banlieue.
« Nous, ce n’est pas grave. On a survécu à tout. Le pire c’est pour nos enfants, ils n’ont pas de boulot, pas de perspectives. »
A quelques mètres de lui, Momčilo est dans la même galère. A 61 ans, il ne touche aucune pension. Ce réfugié politique a quitté la Croatie en 1990, avant que la guerre éclate. En Serbie, il n’a jamais bénéficié d’aucune aide, hormis quelques colis alimentaires. Dans le quartier de Novi Beograd, collé contre le grillage du marché il échange des lunettes de soleil contre quelques dinars.
Sa femme n’est pas officiellement à la retraite non plus. Elle a pourtant travaillé toute sa vie comme comptable dans la ville croate de Split. « Son dossier a été refusé à deux reprises. On ne comprend pas pourquoi. » Momčilo ajoute :
« Personne ne se soucie de nous. On nous a abandonnés, on est de la poussière pour le gouvernement. »
Pour Vlada Dedić, les vieux Serbes appartiennent à une génération sacrifiée. Il fait comprendre que les retraités sont un poids pour le gouvernement, qui vient de signer un prêt d’un milliard d’euros avec le FMI. Le fonds monétaire exige des coupes franches dans les prestations sociales. L’âge du départ à la retraite des femmes passera de 60 à 65 ans en 2032.
« Entre la disparition de la Yougoslavie, les guerres et la misère, ils ont essuyé tellement de coups durs, énumère Dedić… Et ils en ont encore beaucoup devant eux. »
Pourquoi les retraités serbes sont-ils pauvres ?
Rédaction : Olivia Villamy
Réalisation des videos : Caroline Pomes
Reportage : Olivia Villamy et Caroline Pomes
(Encadrement : JAD, LG et CR)