Manque d’argent, manque de structures, baisse du nombre de licenciés. Le tennis serbe n’a pas réussi à surfer sur le succès d’une génération exceptionnelle, qui a vu émerger quatre numéros un mondiaux en quelques années. Le pays n’a pas d’autres choix que de compter sur les efforts individuels de ses propres tennismen pour préparer l’avenir.
A Novi Sad et Belgrade (SER)
Un miracle. Lorsque l’on évoque la réussite du tennis serbe depuis quelques années, c’est le mot qui sort de toutes les bouches dans le milieu du tennis en Serbie. Personne n’explique ce succès, ou ne veut l’expliquer. Comme si un mythe avait été créé autour de sa génération dorée.
Depuis 2008, le tennis serbe a remporté huit titres du Grand Chelem — les tournois les plus prestigieux — en simple. Ana Ivanovic et Jelena Jankovic sont successivement devenues numéro un mondial chez les femmes. Chez les hommes, Novak Djokovic a mis fin au règne sans partage de Rafael Nadal et Roger Federer. Il est actuellement au sommet de la hiérarchie mondiale. Nenad Zimonjic, quant à lui, fait partie des plus grands joueurs de double de la planète. Le point d’orgue de cette réussite a été la victoire en Coupe Davis en 2010. Novak Djokovic, Janko Tipsarevic, Viktor Troicki et Nenad Zimonjic composaient l’équipe victorieuse. “Le triomphe le plus important de l’histoire de la Serbie”, selon le capitaine de cette équipe, Bogdan Obranovic. En sept ans, 11 joueurs ont atteint le top 100 mondial. Le pays compte seulement 2000 licenciés. En Serbie, un joueur de tennis sur deux-cent est un pro confirmé : des chiffres sidérants.
Dans cette mythologie tennistique, le héros porte un nom : Novak Djokovic. Né à Belgrade en 1987, Djokovic avait trois ans quand la guerre a déchiré la Yougoslavie et douze quand l’OTAN bombardait la capitale. La réussite du tennis serbe, c’est la sienne, celle de sa capacité à aller au bout de son ambition, plutôt que celle d’un système fédéral quelconque. “Novak ne serait probablement pas arrivé à ce niveau s’il avait eu une vie plus simple”, explique Veljko Tipsarevic, frère cadet de Janko Tipsarevic, ancien numéro 8 mondial.
“Quand tu as tout ce que tu veux, à quoi bon se battre?”
L’autre visage du tennis serbe, c’est Ana Ivanovic. A 21 ans seulement, la jeune femme remportait Roland-Garros en 2008. C’est ici, à Belgrade, dans le club aujourd’hui dirigé par Veljko, qu’elle a forgé son mental de championne. Faute de courts intérieurs, les entraînements de tennis hivernaux se déroulaient dans une piscine olympique vidée et recouverte de moquette. “Il y avait si peu de place à l’intérieur qu’il était impossible de jouer en double”, explique Dusan Milojkovic, président du comité des entraîneurs en Serbie.
“Si tu es riches et que tu as tout ce dont tu as besoin à disposition, à quoi bon vouloir te battre?”, résume la figure paternelle de la Tennis Academy Elite, à Novi Sad. Les trois courts de terre battue couverts de son académie sont un outil de travail incomparable avec la piscine dans laquelle s’entraînaient les deux champions. Mais l’académie n’a rien de tape-à‑l’oeil. Les structures gonflables qui protègent les courts sont trouées par endroit. Elles ne peuvent empêcher les gouttes d’eau matinales de former des flaques d’eau sur la terre battue. “Je sais bien que tout n’est pas parfait, mais c’est comme ça que l’on forme de grands joueurs”, explique-t-il. Sourire gêné. A quelques pas des courts, la salle de fitness, elle, est presque aussi sombre qu’une cave. Sur un des murs, chaque joueur passé par ici a inscrit son nom. Au plafond, des raquettes brisées tournent comme un mobile. Ce sont les seuls éléments de décoration dans cet espace confiné, où planches de bois et briques jonchent le sol. “On préfère faire les entraînements dehors”, précise le coach de 61 ans. Les installations sont modestes, à l’image de ce passionné de tennis.
L’académie existe depuis 2009. Pour le moment, des grands joueurs, il n’a pas eu le temps d’en former. Une seule joueuse est sortie professionnelle : Ivana Jorovic, 305e au classement mondiale. Partie il y a un an, la simple évocation du nom de la jeune femme fait rougir les yeux de l’homme aux cheveux grisonnants. Des photos d’elle ornent toujours les murs décrépis de la salle de fitness.
“Parmi ces nouveaux joueurs, il y aura sûrement des joueurs dans le top 50, voire top 20, mais ce qu’à fait Novak, ça ne se répétera pas tout de suite.”
Jorovic fait partie de la nouvelle génération de joueurs serbes qui a grandi en admirant Djokovic, Ivanovic ou encore Jankovic. C’est le cas également de Nikola Milojevic. Âgé de 20 ans, il a occupé la première place du classement mondial junior en janvier 2013. Il est aujourd’hui 365e mondial. La transition entre le circuit junior et le circuit professionnel est compliquée. “Parmi ces nouveaux joueurs, il y aura sûrement des joueurs dans le top 50, voire top 20, mais ce qu’à fait Novak, ça ne se répétera pas tout de suite”, estime Nebosja Viskovic, spécialiste du tennis pour la chaîne de télévision Sport Klub.
Bien sûr, ces champions ont fait naître des vocations au pays du basketteur Vlade Divac, ancienne gloire de la NBA. A partir de 2006, le nombre de licenciés a presque triplé en trois ans.
“Tous les enfants se sont mis à jouer au tennis, c’était dingue”, se souvient Veljko Tipsarevic. “Beaucoup de parents ont vu dans le tennis une issue de secours pour sortir de la pauvreté”, ajoute Nebosja Viskovic. “Dans un pays pauvre comme le nôtre, tu n’as pas tant d’options que ça. Si tu réussis dans le tennis, tu sais que tu pourras sortir ta famille de la misère”, conclut Bogdan Obradovic, capitaine de l’équipe serbe de Coupe Davis.
“Avant, pour les gens en Serbie, il y avait le basket et le foot d’un côté et les autres sports de l’autre côté, relate Sasa Ozmo, journaliste pour le site d’information sportif B92. Maintenant, le tennis est au même niveau que le basket et le football”. Lorsque des articles sur le tennis sont publiés sur le site de B92, ceux-ci remontent immédiatement au sommet de la page d’accueil. “Lors de la finale de l’Open d’Australie, il y avait des grands-mères et des grands-pères, qui se sont levés très tôt le matin à cause du décalage horaire pour suivre le match entre Novak Djokovic et Andy Murray”, s’amuse Obranovic.
Mais la passion ne peut pas tout. La crise économique, à partir de 2010, a fait chuter le nombre de licenciés, repassant sous la barre de 2500 en 2014. “J’ai la sensation que le tennis se meurt en Serbie. Malgré la réussite de ces dernières années, de moins en moins d’enfants vont jouer au tennis”. L’homme qui parle ici sur le site du Tennis World Italia le 12 février est Novak Djokovic.
“Le tennis reste un sport qui coûte cher, souligne Obranovic. Quand les enfants veulent commencer, il faut que les parents puissent suivre”. Le salaire moyen est de 400 euros dans le pays. Il faut compter une vingtaine d’euros pour une heure de cours. “Pour faire du tennis en Serbie, il faut être riche”, confirme Sasa Ozmo.
“Il n’y a pas de véritable tradition pour le tennis en Serbie”
L’intérêt pour le tennis en Serbie est “artificiel”, comme l’exprime Nebosja Viskovic. Il prend en exemple l’Open de Belgrade, un tournoi professionnel qui a existé de 2009 à 2012. “La première fois qu’aucun grand joueur serbe n’a participé, en 2012, le public n’était pas intéressé. C’est le signe évident qu’il n’y a pas de véritable tradition pour le tennis en Serbie”. Le public serbe est “un public de supporters de tennis et non d’amoureux du tennis”, affirme Omzo.
“Lorsqu’un pays est en difficulté, les premières dépenses que l’on coupe sont celles liées au sport et à la culture”, déplore le sélectionneur serbe. Or, dans le tennis, il n’y avait rien à couper. Lorsqu’on demande ce que fait la fédération serbe pour le tennis, un rire nerveux précède toujours la même réponse : “Rien”. “Les gens qui sont à la tête de la fédération n’y connaissent pas grand chose au tennis. Il faudrait faire des changements en profondeur” s’insurge Dusan Milojkovic.
A ce jour, il n’existe pas de centre technique national, comme en Grande-Bretagne ou en France, où seraient rassemblés des courts, des entraîneurs et toutes les compétences qui font naître les champions. “Il y a des fédérations régionales qui fonctionnent chacune de leur côté, il faudrait un seul centre qui permette de les faire travailler ensemble”, estime Bogdan Obradovic.
Avec ses 14 courts en terre battue et en dur, un spa et un restaurant, le centre de tennis Novak, en plein coeur de Belgrade, pourrait remplir cette fonction.
C’est ici que Novak Djokovic avait décidé d’implanter son académie en 2011. Une académie qui a finalement fermé en octobre dernier. Sans faire de bruit. Personne ne sait vraiment pourquoi. Sur place pour quelques jours, Novak Djokovic nous a indiqué qu’il n’avait pas le temps pour répondre à nos questions. La direction, elle, ne souhaite pas donner d’interviews. Bogdan Obradovic, très proche du numéro un mondial, estime que celle-ci fonctionnera à nouveau lorsque le joueur de 27 ans aura pris sa retraite. “ Ce n’était pas une erreur de la démarrer pendant qu’il était encore joueur. Sa structure est située dans un cadre magnifique, en plein coeur de Belgrade, c’est important que Novak (Djokovic) soit présent à cet endroit de la ville pour le futur”.
“On ne peut compter que sur nous”
Former les joueurs de demain passe par les efforts individuels de ceux qui font briller le tennis serbe. Comme Djokovic, Janko Tipsarevic ou encore Bogdan Obradovic ont eux-aussi monter des académies. Des infrastructures privées qu’ils financent eux-mêmes sans recevoir aucune aide de la fédération. “On ne peut compter que sur nous”, regrette Veljko Tipsarevic.
Après leur carrière, les héros de cette génération dorée pourraient s’impliquer dans les institutions . “Janko a encore envie de jouer quelques années, mais c’est certain qu’il restera impliqué dans le tennis. Le tennis c’est toute sa vie”, assure son frère. “Novak m’a assuré qu’il voulait s’impliquer. Dans les mois qui viennent, on va essayer ensemble d’apporter une nouvelle énergie, de nouvelles personnes, afin de résoudre les problèmes qui sont les nôtres actuellement”, confie quant à lui Bogdan Obradovic. Les membres de cette génération dorée ont fait rayonner le tennis serbe. Ils ont créé un mythe autour de leur réussite. Qu’ils le veuillent ou non, il sera aussi de leur responsabilité de l’entretenir.
Rédaction et réalisation : Jimmy Darras
Enquête : Clémence Barral et Jimmy Darras
(Encadrement : CR)