Le peuple yougoslave a vécu le dernier tournoi international de son histoire tiraillé entre les tensions nationalistes et l’envie de s’unir une dernière fois derrière sa sélection. C’était il y a vingt-cinq ans.
Il en sourit. Après tout, Maradona et Stojković ont aussi manqué le leur, et ils étaient deux des joueurs les plus doués techniquement de l’époque. « Je ne vis pas dans le passé, c’est un détail. »
Faruk Hadžibegić a échoué lors du dernier tir au but en quarts de finale de la Coupe du monde 1990 face à l’Argentine, celui qui scella le sort du pays (0–0, 2–3 aux tab). Il ne le sait que trop bien : le plus important était ailleurs pour la Yougoslavie. Capitaine d’une sélection en sursis, l’élégant défenseur central bosnien et ses vingt-et-un coéquipiers ont fait bien davantage que titiller le champion du monde en titre ce 30 juin 1990 à Florence. Pour la dernière fois, ils ont fédéré le peuple yougoslave.
De l’aventure italienne, Hadžibegić, joueur de Sochaux de 1987 à 1994, ne garde que de bons souvenirs. « C’était un rêve, se rappelle-t-il avec le recul. Dans une carrière, il n’y a pas plus haut, c’est le summum. » Un an plus tard, la guerre éclate en Yougoslavie. En 1990, les revendications nationalistes sont déjà très présentes, surtout en Croatie et Serbie. En témoigne la rencontre du 13 mai 1990 entre le Dynamo Zagreb et l’Etoile rouge de Belgrade. A en croire le capitaine de la sélection, ces troubles n’affectent pas l’équipe : « On n’en parlait jamais, jure-t-il. Ce n’était pas notre sujet, nous nous sentions tous Yougoslaves. » Il sort son téléphone portable, cherche dans ses photos et dégote une image de l’équipe. Il énumère : « Ivković, Croate ; Spasić, Serbe ; Baljić, Bosniaque ; Katanec, Slovène ; Vulić, Croate ; Piksi (Stojković), Serbe ; Jozić, Bosniaque ; Sušić, Bosniaque ; moi, Bosniaque ; Savićević, Monténégrin ; Vujović, Croate. » Ivica Osim est le sélectionneur de la Yougoslavie pendant la Coupe du monde. Il est Bosnien – et non Bosniaque, comme Hadžibegić définit ses coéquipiers, le terme bosniaque ne s’appliquant qu’aux Bosniens musulmans.
« La sélection était compliquée à faire, concède-t-il vingt-cinq ans plus tard par téléphone. J’ai monté une équipe qui était un mélange de toutes les nationalités. J’étais obligé de faire avec, mais j’ai essayé d’aligner les meilleurs. » Si la sélection yougoslave a fière allure, il est illusoire de penser qu’Osim jouit d’une entière liberté dans ses choix. « Il fallait toujours deux ou trois joueurs de chaque nationalité, se souvient Vladimir Novak, journaliste sportif serbe. La politique s’immisçait bien sûr là-dedans. »
Hadžibegić insiste à plusieurs reprises sur l’unité qui règne dans le vestiaire, l’envie de gagner ensemble. Dans la brasserie parisienne où il a ses habitudes, non loin de son domicile, il montre du doigt la télévision, qui rediffuse la finale des Championnats du monde de handball entre la France et le Qatar (25–22, le 1er février). Il procède à un raccourci étonnant mais parlant : « Le Qatar [composé de quatorze joueurs d’origine étrangère], voilà un peu ce que nous étions. Il y a un intérêt commun chez eux, comme chez nous à l’époque, quelle que soit la nationalité. » Osim abonde : « Les joueurs étaient très proches. La camaraderie, exemplaire. » Le vestiaire yougoslave s’impose comme l’un des ultimes bastions d’une fédération unie. Six nationalités et plusieurs religions coexistent parfaitement. « Les joueurs ont toujours fait attention à ne JAMAIS parler politique, explique Loïc Tregoures, universitaire et spécialiste du football dans les Balkans. Tous disent que le contexte était bizarre mais qu’eux étaient amis, qu’ils étaient là pour jouer, et que la politique ne devait pas intervenir là-dedans. »
Hors du cocon du vestiaire, la donne est différente. Le nationaliste Franjo Tuđman est élu président de Croatie le 7 mai 1990. Mais, dans la région de Krajina, la forte communauté serbe ne reconnaît pas la nouvelle autorité de Zagreb. Elle est soutenue par Belgrade et le président serbe, Slobodan Milošević. La visite à Knin de Perica Jurić, le ministre de l’Intérieur croate, le 5 juillet, n’y change rien. Il est accueilli et menacé par des milliers de Serbes de Croatie massés dans la rue. Un mois plus tard, la région fait sécession, ce qui entraînera de nombreuses violences entre les militants serbes et la police croate. A l’autre bout de la Yougoslavie, l’Assemblée slovène a elle voté une déclaration de souveraineté le 2 juillet. Ses lois sont désormais au-dessus de celles de la Fédération.
Les joueurs n’en ont pas conscience lors de la Coupe du monde. « En 1990, il n’y a pas de guerre dans le pays, résume l’ancien Sochalien. Ça commençait mais on ne voulait pas l’accepter. On n’a jamais cru que ça pourrait arriver. » Osim, que certains médias belgradois accusent de privilégier les Bosniens, est, lui, davantage exposé. « J’étais obligé de cacher des choses aux joueurs. Qu’est-ce que je pouvais faire d’autre ? Le plus important pour moi, c’était le résultat. » Dans le magazine anglophone The Blizzard (N°7), le sélectionneur s’était déjà épanché sur les menaces subies par le milieu de terrain slovène, Katanec. « Ce n’était pas seulement lui, il y en avait d’autres comme Zlatko Vujović ou Tomislav Ivković. On leur disait que des personnes allaient mettre des bombes dans leurs maisons, attaquer leurs familles… » Osim couve ses joueurs, les isole de toute pression extérieure. Au point qu’Hadžibegić n’a « jamais été au courant de menaces reçues par les membres de la délégation ».
« Il n’y a jamais eu un match de la sélection nationale
où le stade n’était pas plein à craquer »
Le bon parcours de la sélection ne suffira pas à rallumer la flamme yougoslave. Il n’aidera peut-être même pas à retarder le début de la guerre. Les tensions sont déjà trop fortes. Pourtant le pays se rassemble une derrière fois derrière son équipe. « Il n’y a jamais eu un match de la sélection nationale où le stade n’était pas plein à craquer, assure Hadžibegić. C’était une question de prestige de regarder la Yougoslavie. En Italie, les supporters, venus en masse, soutenaient tous les joueurs, quelle que soit leur nationalité. Il n’y avait que des Yougoslaves. » Tregoures nuance : « L’équipe a longtemps été soutenue mais une sélection ne peut pas nager à contre-courant d’un contexte politique qui emporte tout. »
Ce quart de finale perdu face à l’Argentine aura été la dernière occasion de voir le maillot yougoslave lors d’un tournoi international. « C’était certainement l’ultime moment où l’on était tous ensemble, mais nous ne l’avons jamais vécu comme ça, nous étions inconscients, certifie Hadžibegić. Aujourd’hui, je m’en rends compte, mais sur le coup, non. Je le regrette. » Même à l’extérieur du groupe, on ne saisit pas spécialement l’imminence de la guerre. On ne réalise pas encore que la tunique bleue, rehaussée de son écusson à six flammes, sera bientôt une relique. « J’espérais vraiment que ce ne serait pas le cas, déplore Novak. Même s’il n’y avait plus le même engouement que dans les années 60 et 70 pour la sélection, tout le monde était derrière elle. » Le 30 mai 1992, l’équipe de Yougoslavie est exclue du Championnat d’Europe qui s’apprête à débuter en Suède. Les autorités internationales du football s’alignent sur les sanctions imposées par l’ONU. La Yougoslavie est remplacée par le Danemark, deuxième de son groupe de qualification, qui remportera, quelques semaines plus tard, le tournoi. La Yougoslavie socialiste dispute son dernier match officiel le 25 mars 1992 à Amsterdam face aux Pays-Bas (0–2). Le score est anecdotique.
« Je ne souhaite à personne de vivre une chose pareille »
Hadžibegić ne sourit plus. Cet Euro, il ne l’aurait de toute façon pas disputé. La guerre déchire déjà la Fédération. Le 25 juin 1991, la Croatie et la Slovénie ont proclamé leur indépendance. Deux jours plus tard, un hélicoptère de l’armée fédérale était abattu par les Slovènes. Durant l’été, le conflit s’est étendu peu à peu en Croatie. Le 5 avril 1992, la Bosnie-Herzégovine déclare à son tour son indépendance. Le lendemain, Sarajevo est bombardée par les Serbes. C’est le début d’un conflit qui fera 100.000 morts. « Dans le groupe, j’étais capitaine, confie Hadžibegić. J’ai appelé les instances du foot yougoslave et je leur ai dit : dans mon pays, la guerre commence, il y a des bombes. Je ne peux pas jouer avec l’équipe nationale, j’arrête. » Il sera imité quelques jours plus tard par son sélectionneur. « A mes yeux, la fin de la Yougoslavie en tant qu’équipe, c’est le départ d’Osim après les premiers tirs de mortiers sur Sarajevo en avril 1992, estime Tregoures. Après ça, le voile est définitivement déchiré, et les masques tombent une fois pour toutes. » Le Bosnien est usé par six années d’efforts à être l’architecte impossible, à l’échelle de son vestiaire, de l’unité d’un pays. « Je ne souhaite à personne de vivre une chose pareille. »
Rédaction : Paul Giudici
Enquête : Paul Giudici et Nick Carvalho
(Encadrement : CR et SR)