L’héritage de la République fédérative socialiste de Yougoslavie (1945 à 1992) continue de diviser la société serbe, jusque dans les manuels scolaires. Olga Manojlović Pintar (48 ans) et Srdjan Milošević (32 ans), chercheurs à l’Institut d’histoire moderne de Belgrade, reviennent sur cette mémoire disputée. Regards croisés.
Comment l’histoire de la Yougoslavie est-elle enseignée dans les manuels scolaires ?
Srdjan : L’histoire yougoslave est plus ou moins révisée dans ces livres : on parle des faits, de ce qui s’est passé. Mais le contexte dans lequel ces faits sont enseignés est anti-socialiste, et donc anti-yougoslave. Quand on fait de l’histoire, on choisit les faits qu’on met en valeur et en perspective. Et en Serbie, la sélection sur la Yougoslavie est d’abord une interprétation des faits.
Olga : Dans les programmes d’histoire, la Yougoslavie est toujours présentée sous son côté sombre et elle reste un sujet sensible dans la sphère publique. Les différentes institutions comme l’école ou les musées n’ont toujours pas une attitude très claire envers cet héritage.
“Dévaloriser la Yougoslavie, c’est aussi une manière de légitimer le pouvoir en place.”
Quelle est la position du gouvernement vis-à-vis de ces programmes scolaires ?
Olga : L’actuel gouvernement serbe est sur des positions nationalistes. Pour cette raison, il a tendance à promouvoir une identité nationale en opposition avec l’identité “collective” de la Yougoslavie. Le pouvoir ne s’attarde pas sur un héritage qu’il marginalise dans l’espace public. Dévaloriser la Yougoslavie, c’est aussi une manière de légitimer le pouvoir en place.
Srdjan : Aujourd’hui, la devise yougoslave d’unité et de fraternité (“bratstvo i jedinstvo”) a été effacée des manuels d’histoire. La Yougoslavie qu’on enseigne aux jeunes Serbes reflète la vision nationaliste du gouvernement en place et justifie son existence.
La Serbie essaye-t-elle de créer des “yougosceptiques” ?
Olga : En quelque sorte. En portant un regard négatif sur l’histoire de la Yougoslavie, le gouvernement nourrit un certain “yougoscepticisme”. Mais les générations des différents pays issus de la Yougoslavie d’aujourd’hui et de demain ont beaucoup de points communs, la même langue, la même culture… Je suis certaine qu’elles sauront reconstruire des liens solides, quel que soit le parti au pouvoir.
“Le jeune adulte qui a entendu beaucoup d’avis différents sur la période doit essayer d’établir sa propre interprétation, tout en restant fidèle à son père et son grand-père.”
Certains jeunes adultes éprouvent une certaine nostalgie de l’époque yougoslave. D’autres défendent une vision plus nationaliste de la Serbie. Comment expliquer de telles divergences ?
Olga : Tout dépend du contexte familial et politique dans lequel ces jeunes ont grandi. Ils n’auront évidemment pas la même image de l’époque yougoslave et de Tito selon le discours de leurs grands-parents. Cela crée une situation schizophrène : le jeune qui a entendu beaucoup d’avis différents sur la période doit essayer d’établir sa propre interprétation, tout en restant fidèle à son père et son grand-père. Or, pour créer sa propre opinion, il doit se débarrasser de toutes ces figures d’autorité.
Moi-même, j’essaye de réduire le fossé qui sépare mon histoire de celle de mes enfants. Par exemple, les noms de rue à Belgrade ont changé plusieurs fois selon les époques. Et quand j’étais petite, ma grand-mère utilisait les anciens noms de rue, ceux de son enfance. Avec mes enfants, j’essaye d’utiliser les noms actuels, même si ce ne sont pas ceux que j’ai appris.
Srdjan : Je crois aussi que l’idéologie dans laquelle les jeunes sont élevés a une grande influence sur eux. Et pas seulement au sein de la famille. Moi-même, quand j’étais au lycée, je faisais partie de ceux qui pensaient que l’expérience yougoslave avait été très nocive pour mon pays…
Olga : C’est aussi parce tout le monde disait cela à cette époque !
Srdjan : Oui, mais je n’ai pas souvenir que mes parents m’aient rabâché les oreilles avec ça. Bien au contraire. J’étais sous l’influence d’émissions de télévision ou de séries, sous l’influence de toute une atmosphère hostile à la Yougoslavie. Sous influence de l’Eglise aussi, qui est particulièrement anti-yougoslave en Serbie. Depuis, j’ai progressivement changé d’opinion sur le sujet, même avant de débuter ma carrière d’historien.
Propos recueillis par Héloïse Goy et Adèle Bossard
(Encadrement : CR et LG)