De Bujanovac, dans le sud de la Serbie, à Subotica, à la frontière hongroise, les Kosovars candidats à l’exode se croisent au fil des trajets en bus. Depuis le mois de janvier, ils auraient été plus de 50.000 à fuir leur pays. Tous suivent le même trajet pour atteindre une Europe convoitée et fantasmée. Nous les avons suivis pendant douze heures et presque 600 kilomètres.
La gare routière de Bujanovac, dans le sud de la Serbie, est quasiment vide. Seuls le froid glacial et la brume du mois de février accompagnent quelques candidats au départ, dispersés sur une grande place. Il est 21h50 et le départ du bus pour Belgrade est imminent. Gülen, son mari et ses trois petits garçons se protègent sous l’auvent de la gare. «Subotica, Subotica», répète Gülen au chauffeur de bus. La mère de famille vient de Gjilan, dans le sud-est du Kosovo. Elle ne parle qu’albanais et turc.
Munis de petits sacs à dos comme seuls bagages, vêtus de tenues de sport, elle et sa famille vont essayer de rejoindre l’Allemagne. «Ma cousine vit là-bas», précise Gülen. Et pour ça, une seule solution : passer la frontière hongroise via Subotica, dans le nord de la Serbie. Pour ce faire, un homme parlant serbe et albanais les accompagne. Il reste discret, légèrement en retrait. Ce parcours en bus est devenu un véritable commerce : des passeurs guident les postulants dès le début de leur route. Le chemin vers l’Union européenne s’est transformé depuis le mois de décembre en un corridor largement emprunté, et l’exil est devenu une source de revenus pour les passeurs. La famille de Gülen suit les consignes de son accompagnateur, et esquive toute question.
17 passagers dans le bus au départ de Bujanovac. Un chiffre en nette diminution comparé aux bus bondés des semaines précédentes. Ils sont perdus. Esmer, le fils aîné de Gülen et ses deux frères, n’osent pas enlever leurs épais manteaux ni leurs cache-oreilles dans le bus surchauffé.
L’inquiétude augmente encore quand deux policiers serbes montent dans le bus, à Vladičin Han. Une crainte infondée puisque les Kosovars ont le droit de séjourner en Serbie pendant une semaine. Les policiers serbes n’effectuent aucun contrôle, ils discutent et rigolent avec le chauffeur.
Le bus tombe en panne à Nis. L’angoisse monte avec l’incompréhension. Il est 22h50. Tout le monde doit descendre pour changer de bus. «Il y a un problème?», demande Gülen avec ses grands yeux bleus écarquillés. Les Serbes descendent. Les autres, qui ne maîtrisent pas la langue du pays qu’ils traversent le temps d’une nuit, restent à l’intérieur. Les doutes sur l’identité de ces étrangers sont levés, les visages de l’exode se dessinent. Ils sont Kosovars mais aussi Syriens. Il est 0h45. Les lumières bleues du bus éclairent les corps endormis.
A l’arrivée à Belgrade, il est 4h30. Le réveil est rapide et une effervescence gagne le bus. Les voyageurs rassemblent leurs affaires à la va-vite. Les yeux des enfants sont embrumés par le sommeil. Le plus jeune fils de Gülen titube en descendant les marches du bus. Le rassemblement de chauffeurs de taxis criant «Taxi, taxi!» achève de réveiller les voyageurs. Les taxis proposent de les conduire à Subotica pour 200 euros. Un tarif bien supérieur à la normale.
Beaucoup n’ont pas les moyens. Les voyageurs se dispersent rapidement. Prochain départ pour Subotica : 6 heures.
Le Belgrade-Subotica est complet. Travailleurs serbes et migrants kosovars sont en route pour une même destination.
8h30, le bus pénètre dans la ville du nord de la Serbie. A la descente, les voyageurs se pressent en direction des chauffeurs de taxis. Le mouvement dure quelques minutes, les voyageurs s’évaporent. La gare routière retrouve son calme. Gülen et ses enfants ont disparu dans Subotica. Leur long chemin vers l’Allemagne ne fait que commencer.
Pour retrouver la trace des Kosovars, ils faut aller à quelques kilomètres de la ville, à Palić. Après l’arrivée des bus, les taxis filent vers les villas nichées sur les bords du lac de cette petite station touristique. Ces villas, des hôtels aux couleurs fanées, sont le lieu de rassemblement des Kosovars avant de passer la frontière hongroise. L’exode est organisé depuis le trajet en bus jusqu’à la prise en charge dans les villas. «Les mafias albanaises sont là», suspecte Zoran, un chauffeur de taxi. Les volets sont fermés, les lumières éteintes, on croise peu de personnes dans les ruelles. «Au début de cet exode massif, les Albanais dormaient dehors devant les villas, il n’y avait plus assez de places à l’intérieur», ajoute-t-il.
La petite ville du nord de la Serbie est traversée par une large avenue, bordée par deux pistes cyclables. «Il y a encore deux semaines, des centaines d’Albanais marchaient le long de cette avenue», poursuit-il. «La police tirait en l’air pour les faire fuir, mais ils continuaient à marcher.»
Aujourd’hui, les Albanais sont les fantômes de Palić. Semir et ses deux fils de 15 et 16 ans, accompagnés d’un couple d’amis et de leur petite fille de deux ans, font figures d’exception. Ils déambulent, épuisés, sur la grand route de Palić. Semir a 39 ans mais en parait dix de plus avec sa barbe de plusieurs jours et son visage émacié, marqué par la fatigue. L’homme, originaire d’un village proche de Prizren, espère passer la frontière pour rejoindre l’Allemagne avec ses fils. «Ils parlent tous les deux très bien allemand», assure l’homme. Résigné, il n’a rien à perdre. «Je n’ai pas d’argent, pas de maison au Kosovo», se révolte Semir. «Il n’y a pas d’État là-bas.»
Le petit groupe s’en va reprendre des forces avant de tenter sa chance. L’aveu de l’exode, Blendi se refuse à le faire. S’il marche sur cette avenue de Palić, c’est parce qu’il ferait «du tourisme», avec quatre autres amis kosovars.
En apparence, la ville a retrouvé son calme. Les habitants ne veulent pas parler de cet épisode. Le non-dit règne après ces semaines de départs massifs. Seule, reste l’herbe lissée par les passages répétées des fuyants à la frontière.
Les chemins boueux et les plaines marécageuses sont les derniers obstacles à franchir pour atteindre la Hongrie. Les Kosovars traversent ces paysages de roseaux et d’eau glacée au petit matin, vers 5 heures.
Ces scènes d’exode massif se sont faites plus rares avec le renforcement de la présence policière. La police serbe a reçu le soutien des forces spéciales allemandes, équipées de lunettes infrarouges. Tout au long de la journée, des patrouilles empruntent ces chemins de traverses à l’affût de la moindre tentative de passage.
«Ces derniers jours, beaucoup d’Albanais ont été arrêtés», confirme un responsable de la police de Subotica. Une fois conduits au poste de police, les interpellés ont la possibilité de payer une amende de 50 à 100 euros et d’être libérés. A peine relâchés, la plupart ne pensent qu’à une chose: retenter leur chance. Ces arrestations ne stoppent pas l’afflux des Kosovars. Leur nombre a décru depuis le 13 février et le déploiement des policiers allemands, mais Subotica accueille tous les jours de nouveaux venus. L’existence de points de passage autres que celui de Majkin salaš n’est pas à écarter.
Il est 18 heures à Subotica. Un bus arrive. De nouveaux Kosovars en descendent.
Rédaction : Aurélie Darblade
Reportage : Martin Cangelosi, Aurélie Darblade, Najat Essadouki
(Encadrement : JAD, CR et SR)