Le parti au pouvoir en Serbie, le SNS, est une frange dissidente issue du nationalisme le plus extrême. Malgré sa conversion officielle aux valeurs européennes, ses liens avec les groupes de fans ultra, connus pour leurs excès, n’ont pas disparu.
Ce sont des organisations de supporters à la violence, en apparence, incontrôlable. Avec notamment 10.000 Grobari du Partizan Belgrade et 30.000 Delije de l’Etoile Rouge, les ultras serbes ternissent l’image de leur pays. Mort du Français Brice Taton en 2009, Gay Pride parasitée en 2010, incidents à Gênes en match de qualification pour l’Euro 2012, violences régulières autour des stades de football et de basketball. Ces groupes parmi les plus radicaux de Serbie conservent une visibilité sulfureuse.
Officiellement, tout le monde a pris la mesure du phénomène de nuisance de ces fans de sport farouchement attachés à leurs couleurs et à celles de la grande Serbie. Officieusement, ils ont encore beaucoup de latitude pour agir où ils l’entendent. Ce grand écart n’est pas le fruit du hasard. Le parti actuellement au pouvoir en Serbie, le SNS, ne peut pas innocemment se désolidariser d’eux. Dirigé par le Premier ministre, Aleksandar Vučić, ce parti est issu de la frange dite modérée du nationalisme le plus virulent. Les dix témoins que nous avons interrogés pendant notre enquête viennent d’horizons divers et tous nous ont dessiné, à Belgrade, ce tableau complexe et ambigu. Le ministère de l’Intérieur serbe et la police belgradoise n’étaient toujours pas disponibles pour répondre à nos diverses demandes d’interview quand nous avons publié cette enquête.
(Vous pouvez parcourir le document ci-dessous pour faire défiler les événements perturbés par les ultras depuis quinze ans.)
Les ultras, une famille de substitution à l’organisation militaire
Les ultras pèsent lourd en Serbie, même vingt ans après les guerres qui ont secoué le pays. Ils étaient déjà à l’origine des émeutes du match de football entre le Dinamo Zagreb et l’Étoile rouge de Belgrade, le 13 mai 1990, événement fondateur du conflit armé qui suivra au sein des Balkans.
Être membre d’un groupe ultra, c’est supporter son équipe dans tous les sports, sans être seulement assis au stade comme un spectateur lambda. Les codes auxquels ils se plient sont stricts. Ils impliquent d’abord un « soutien visuel avec des banderoles, des drapeaux, des écharpes et des chorégraphies à la gestuelle très précise réalisées debout dans les tribunes », explique Franck Berteau, auteur du Dictionnaire des supporters. Aux couleurs s’ajoutent des « chants à la gloire du club et aux figures qui font l’identité du groupe ». L’ultra est un supporter engagé. Il est partie prenante du club, se veut le garant de son histoire, n’hésite pas à contester ouvertement les décisions de ses dirigeants et à user, parfois, de la violence.
L’organisation des ultras se base sur le modèle associatif français avec une cotisation annuelle une structure pyramidale et un chef en son sommet. « Celui-ci est souvent déterminé par son charisme, son ancienneté et son implication dans la vie du groupe. », précise Philippe Broussard, auteur de l’ouvrage référence sur les ultras, Génération Supporter. L’attachement au groupe est encore plus fort que celui au club. Le clan ultra est une famille de substitution où pourra s’exprimer l’ivresse collective de ses membres.
Les ultras serbes s’inspireraient aussi du modèle italien. En opposition au modèle anglais plus ancien et plus libertaire, « l’école italienne se caractérise par une hiérarchie plus stricte, à l’allure quasi militaire », explique Broussard. Comme dans une armée, le respect des supérieurs et des ordres n’est pas négociable.
« Nous respectons tous la hiérarchie et nos chefs »
Actifs depuis 2007 au sein des Grobari, les “croque-morts” en serbe, Dejan et Novak* ont 22 ans tous les deux. Ils ne sont pas très bavards et ne s’étendent pas sur leurs vies personnelles. Néanmoins, ils confirment ce dévouement : « Les 10.000 Grobari respectent tous la hiérarchie et les chefs ».
A la fédération de football serbe, ce mode de fonctionnement inquiète. D’après Milivoj Mirkov, directeur de la sécurité et intermédiaire privilégié avec les ultras, « la longévité de certains leaders leur confère beaucoup d’emprise sur les membres plus jeunes». Ivan Curkovic, vice-président de la fédération, va plus loin : « Un chef ultra peut se retrouver à la tête de centaines de membres prêts à exécuter ses ordres sans rechigner ». Afin de contrôler les excès des ultras, il faut donc contrôler leurs chefs. Pour le meilleur, c’est-à-dire contenir leurs effluves. Ou pour le pire, c’est-à-dire les laisser faire. Ce schéma a semble-t-il été compris par tout le monde en Serbie…
L’organisation du sport serbe, une aubaine pour le pouvoir
Héritée du long passé communiste du pays incarné par le maréchal Tito, l’organisation des clubs sportifs serbes permet l’imbrication de plusieurs univers. Goran Miletic, directeur du programme de défense des droits civiques dans l’ouest des Balkans, souligne « qu’en Serbie les clubs ne sont pas privés, ils appartiennent à l’Etat et s’organisent en assemblées ».
« Pour prendre des décisions, on retrouve à la même table politiques, représentants d’intérêts financiers et leaders ultras ».
Conscient des dérives parfois violentes des ultras, cet activiste homosexuel estime qu’il y a « des liens entre les leaders ultras et le pouvoir de Vucic lors de ces réunions ». Néanmoins, il ne pense pas que ces connexions « soient très importantes et directes avec les membres au plus bas de la hiérarchie des ultras ». Il va même jusqu’à évoquer certains trafics auxquels s’adonneraient ces organisations. « Il arrive que des groupes ultras deviennent financièrement indépendants grâce aux trafics illicites qu’ils entretiennent.» Si cela dure, c’est que «l’Etat ne fait pas grand-chose pour éradiquer ces activités ».
« Tout est mis en œuvre afin de garder une situation confortable pour le gouvernement »
Miletic affirme que, l’année dernière, « la police a mené la première opération d’envergure au sein des stades de Serbie, et qu’elle y a trouvé des bombes, des armes et de la drogue en quantité ». Par ailleurs, il critique l’absence de révision des statuts des clubs serbes. « La privatisation du football serbe a été maintes fois évoquée mais rien n’est dans les tuyaux, même Vucic l’a déjà envisagé au parlement mais rien n’a été suivi d’effet. Tout est mis en œuvre afin de garder une situation confortable pour le gouvernement ».
Quand le gouvernement serbe se sert des ultras
Ce surplace, dit-on à Belgrade, possède ses avantages. Elle permet aux pouvoirs publics de maintenir une capacité d’action auprès d’activistes nationalistes influents. L’écrasante majorité des ultras serbes se revendique de cette sensibilité, sans pourtant développer de grande théorie politique à l’image de Novak et Dejan : « Nous sommes clairement nationalistes mais on ne fait pas de politique, on ne soutient pas Vucic, pas plus que les autres ». « La jeunesse ultra s’en fout (sic) des politiques », confirme Curkovic. Mais pour lui, c’est là que se situe le problème :
« Quand une action est entreprise dans la rue, les jeunes ne font que suivre leurs leaders sans avoir conscience d’être utilisés ».
Pour Sonja Biserko, présidente du Comité Helsinki pour la défense des Droits de l’Homme à Belgrade, les violences lors de la Gay Pride de 2010 étaient révélatrices de cette manipulation.
« En 2010, Vucic, qui voulait faire du tort au Parti démocratique, alors au pouvoir, a tout fait pour mobiliser un grand nombre d’ultras via leurs leaders dans le but de saccager la parade. Dans le même temps, comme il conservait une forte influence sur les forces de sécurité, il leur a demandé de ne pas intervenir. Et vous savez comment tout ça s’est terminé ».
En une véritable émeute urbaine que vous pouvez voir dans la vidéo ci-dessous :
A l’inverse, pour le retour de la manifestation homosexuelle en 2014, la parade s’est déroulée dans le calme. Pour Goran Miletic, l’explication est limpide :
« Désormais au pouvoir, Vucic, afin de marquer son autorité, a fait en sorte que tout se passe sans incidents explique l’activiste. Toutes les forces de sécurité étaient mobilisées et du côté des ultras, c’était le silence radio. Il est évident que des consignes avaient été données ».
A en croire Sonja Biserko, le recours aux ultras par le pouvoir « dépend beaucoup de la situation politique ». Le jeu entretenu par Vucic, qui oscille entre positions nationalistes et pro-européennes, l’oblige à la prudence. Si les circonstances politiques devaient le conduite à renier son idéal européen proclamé, il pourrait s’appuyer sur cette base pour reconquérir son aile droite plus facilement.
Le contrôle qu’il exerce sur les organisations de supporters reste important, à en croire Ivan Curkovic :
« Il faut comprendre que si le gouvernement serbe ne souhaite pas la disparition de ces groupes, c’est justement parce qu’il pense pouvoir les utiliser lorsqu’il en a besoin ».
Comme l’analyse Philippe Broussard, l’importance et l’organisation de ces entités de supporters leurs permettent de se mobiliser « à plusieurs milliers en très peu de temps ». Plus que n’importe quelle force politique du pays.
La fédération de football est impuissante
De la volonté mais peu de résultats. La fédération de football serbe se dit sans solution ni pouvoir contre la violence des ultras. « J’ai une relation complexe avec eux car ils ne laissent pas la fédération interférer dans leurs affaires » explique Milivoj Mirkov. L’instance tente bien d’agir afin d’enrayer la violence dans les stades. Plusieurs actions ont été mises en place ces dernières années mais aucune n’a porté ses fruits. Ivan Curkovic apparaît fataliste :
« Si l’on met des caméras dans les tribunes, les ultras les cassent dans la semaine, et même si l’on est capable d’identifier les coupables, le gouvernement ne nous suit pas ».
Selon lui, la Serbie ne compte que « 150 interdits de stade ». Une broutille quand on connaît le niveau de violence de certains supporters. Les ultras serbes ont été impliqués dans plusieurs tristes événements ces dernières années que vous avez pu consulter dans notre chronologie interactive.
En plus de l’Etat, Loïc Tregoures, chercheur à l’Université Lille 2 et spécialiste des Balkans, met en cause les clubs :
« Les clubs et l’Etat sont les principaux responsables. Les premiers pour laisser les supporters faire tout ce qu’ils veulent dans le stade, le second pour ne pas pouvoir ou vouloir éradiquer ce phénomène qui dépasse de très loin le cadre sportif ».
Dans les stades serbes, c’est parfois très chaud, au sens propre comme au figuré.
Des groupuscules ultranationalistes toujours plus influents
L’inquiétude grandit pour le gouvernement de Vucic. Il redoute le gain de popularité d’organisations politiques ultranationalistes. Une frange des ultras reproche au Premier ministre ses orientations pro-européennes, son manque de fermeté face aux « ennemis historiques » des Serbes (Albanais, Croates, Bosniaques) et à la communauté LGBT. Sonja Biserko dresse cette analyse :
« La sensibilité est la même entre les ultras et des groupes tels que le SNP 1389, Dveri ou Obraz : nationalisme, appartenance des territoires peuplés de Serbes à la Serbie, lutte contre la visibilité des homosexuels, anti-impérialisme ».
Des chants nationalistes sont souvent entonnés dans les stades serbes, comme cet air populaire chez les Grobari, qui revendique la souveraineté de Belgrade sur le Kosovo et que vous pouvez écoutez dans la vidéo ci-dessous :
Misa Vasic, président du SNP 1389, revendique une grande popularité au sein des groupes ultras :
« Je pense que 80% d’entre eux ont de la sympathie pour mes idées, certains sont mes amis, il arrive souvent que l’on se retrouve côte à côte lors de manifestations. Mais il n’y a pas de relations structurelles avec eux ».
Novak et Dejan, s’ils avouent « avoir du respect pour certains de ces leaders nationalistes », gardent malgré tout leurs distances. Rien de surprenant pour Loic Tregoures qui explique que « la masse ultra refuse de se faire infiltrer par les groupes nationalistes ».
Pour en savoir plus : le programme du SNP 1389
Misa Vasic, avance de son côté l’argument de la peur :
« Beaucoup des Serbes qui ont de la sympathie pour moi ne veulent pas l’exprimer par crainte de représailles. Il faut comprendre que Vucic est très puissant ».
Le SNP 1389 a créé quatre académies de sport nationalistes nommées « Sport, Santé et Nationalisme », afin de réunir les plus sportifs de ses partisans. Misa Vasic explique avoir subi « des pressions de la police » lors de la mise en place de son projet. Pour lui, il est clair que « Vucic voit d’un mauvais œil que les nationalistes serbes puissent échapper à son contrôle ».
« Non seulement la popularité de Vucic est toujours très forte mais il tient toujours les personnes à la tête des groupes ultras, relativise Sonja Biserko. Cela lui permet encore d’en avoir le contrôle ». Milijov Mirkov va dans le même sens :
« Bien sûr que certains jeunes ultras ont de la sympathie pour les idées nationalistes du SNP 1389, comme ils peuvent en avoir pour Obraz ou Dveri. Mais ces organisations restent très minoritaires, elles n’ont que peu d’influence. Le véritable contrôle politique est entre les mains de Vucic ».
Reste à savoir pour combien de temps.
* Les prénoms ont été modifiés
Rédaction, réalisation et enquête : Fabien Buzzanca et Bruno Cravo
(Encadrement et corrections : CR, SR et JAD)