Le 21 novembre dernier, une quinzaine d’acteurs, de metteurs en scène et d’étudiants s’emparait du cinéma Zvezda, un emblème de la culture serbe abandonné par son propriétaire. Si leur cause fait l’unanimité aujourd’hui, il n’y a aucune perspective de survie claire.
D’immenses oreilles de lapin, une cagoule en lycra, un costume trois pièce en velours… Vladimir Gvojic déambule, tout de noir vêtu, dans le hall désaffecté du cinéma. Cet acteur de 24 ans semble tout droit sorti du bal kubrickien d’Eyes Wide Shut. Du bar à la salle de projection, en passant par son bureau fait de bric et de broc à l’étage, il bringuebale, sous l’oeil amusé des bénévoles et des badauds. Ce soir, il est fier de recevoir le compositeur et luthiste new-yorkais, Jozef Van Wissem, venu jouer la bande-son hypnotique d’Only Lovers Left Alive, le dernier film de son ami Jim Jarmusch. Tandis que les mélodies ésotériques de l’artiste ravissent une salle pleine à craquer, Vladimir s’isole le temps de présenter, de sa voix rauque, les projets de ce mouvement dont il est l’un des fondateurs :
“Avant tout, on va faire en sorte que ce monument du cinéma reste en vie. On ne veut pas en faire un squat, mais un centre de création inédit. On essaie de recréer l’ambiance des factory dans les années 60. On appelait ça des kino-club. Personne ne dictera aux jeunes ce qu’ils doivent faire. S’ils veulent faire un film de kung fu, aucun problème. Offrons-leur une liberté totale”.
Cette liberté totale, ces activistes culturels estiment l’avoir définitivement perdue en 2007 lorsque Nikola Djivanovic, un homme d’affaires serbe vivant à Londres, a racheté quatorze cinémas, dont le Zvezda (“étoile” en serbe), à la compagnie Beograd Film. “Une transaction en sous-main avec la mairie, comme cela se fait souvent ici”, soupçonne Vladimir. Pour seulement 9.2 millions — alors que la valeur du complexe était estimée à quatre-vingt millions d’euros‑, il a transformé ces salles obscures en des opérations plus rentables, autrement dit en des supermarchés, des restaurants ou des boîtes de nuit. S’il est laissé à l’abandon, le cinéma, situé sur Terazije, au cœur de Belgrade, échappe pour le moment à ce phénomène de démolition culturelle, entamée dans les années 2000 lors de la première vague de privatisations*.
“On est ensemble pour le meilleur et pour le pire”
Néanmoins, le collectif ne s’époumone pas contre le désengagement économique global du gouvernement. Il déplore plutôt le manque de dialogue avec les autorités culturelles. Ni l’Etat, ni la mairie, ni le propriétaire ne semblent prêts à faire avancer les choses, pas même à les rencontrer : “Certains hommes politiques nous soutiennent en paroles, mais ne font rien dans les faits, lâche-t-il, désabusé. Le bâtiment ne les intéresse pas vraiment. Ils laissent faire les choses, car ça ne leur rapporte rien”. Il n’imagine pas sa ville natale avec “trois pauvres multiplexes offrant tous le même type de programmation”. A savoir des blockbusters essentiellement américains et d’autres grands succès commerciaux.
Depuis le 21 novembre dernier, ils sont une quinzaine à consacrer leurs vies à ce symbole du cinéma alternatif : “Je ne vois plus mes amis depuis trois mois, concède Black Rabbit, le sourire gêné. Je dors très peu. On est seuls, pour le meilleur et pour le pire”. L’énergie de la débrouille et du “do it yourself” atteindrait-il ses limites ? “Certains jours, le lieu est laissé à l’abandon”, explique Vladimir Radinovic, un journaliste radio proche de cette scène alternative. “Un matin, le propriétaire reprendra peut-être les lieux sans que les cinéastes puissent faire quoi que ce soit”.
La culture de la débrouille made in Zvezda
“Critiquer Zvezda, c’est du suicide politique”
Malgré ce sentiment de solitude, l’intérêt politico-médiatique ne faiblit pas, au risque de la récupération. Chacun veut montrer son attachement au plus vieux cinéma de la ville blanche, réputée pour être la troisième cité au monde à avoir projeté des images animées — quelques mois après les Frères Lumières à Paris. Le chef du parti de gauche Syriza, Alexis Tsipras, aujourd’hui Premier ministre grec, a visité les locaux début décembre, sur une invitation opportuniste du ministre de l’Emploi serbe Aleksandar Vulin. “Il est important de soutenir les mouvements qui luttent contre la privatisation, et qui s’opposent à l’attaque du néolibéralisme ” a‑t-il clamé, rapporte le New York Times. Cette ambiance électrique, M. Radinovic la ressent quotidiennement : “C’est devenu un enjeu politique en soi. Aucun homme politique ne peut critiquer Zvezda, ce serait un suicide politique. Les médias se feraient un plaisir de le détruire”.
Quant à la communauté underground, elle compte bien consolider son implantation dans un des rares îlots de résistance de la capitale. “Quelque chose s’est cassé à Belgrade depuis que les gens vont voir des films dans des centres commerciaux” s’insurge Vladimir Radeks, sculpteur-vidéaste à l’Inex Films ‑l’unique squat belgradois — à l’origine de l’occupation du Zvezda. “Aujourd’hui, ces espaces sont les deux seuls à s’émanciper totalement de la culture officielle” précise-t-il.
Le réalisateur français Michel Gondry, s’est lui aussi empressé d’apporter sa pierre à l’édifice. Ce bricoleur génial à l’origine de l’Usine à films au Centre George Pompidou à Paris en 2011, a réalisé un court métrage animé, sur lequel le collectif communique beaucoup.
“On veut travailler de façon légale”
Si Vladimir Gvojic exige l’indépendance artistique du lieu, il ne croit plus vraiment en l’autofinancement. L’appel au crowfunding lancé mi-janvier sur la plate-forme Kickstarter n’a pas eu les effets escomptés. Le mouvement n’a récolté que 5136 livres sterling sur les 30 000 désirés. Un échec qui mine leur budget, occupé en grande partie par les 800 euros de frais d’électricité mensuels.“On se bat pour que l’Etat rachète cet endroit, car on aimerait travailler de façon légale. A l’heure actuelle, on essaie de leur montrer que notre projet peut fonctionner”. Underground aujourd’hui, le cinéma en est réduit à envisager de faire des concessions à son autonomie pour survivre. Dans le flou, Occupy Zvezda veut croire en sa bonne étoile.
* Le New York Times estime que 500 entreprises publiques vont être privatisées en 2015.
Rédaction : Cyril Simon
Reportage : Robin Korda, Edouard Hervé du Penhoat, Cyril Simon
(Encadrement : JAD et CR)