L’essentiel de la minorité albanaise de Serbie vit dans la vallée de Preševo. Une petite région dans le sud du pays enclavée entre le Kosovo et la Macédoine. Là, le déni de leur identité par l’Etat serbe les confine à la pauvreté. Reportage.
A Preševo, Bujanovac, Dobrosin et Rahovica (SER)
Dans la vallée de Preševo, la mémoire du conflit entre Albanais et Serbes est encore vivace. Nehat Haliti, 70 ans passés, n’a pas oublié ses “frères” morts au combat. Vingt-neuf. Ils furent vingt-neuf membres de l’armée de libération locale, l’UÇPMB, à trouver la mort entre 1999 et 2001, alors qu’ils s’opposaient à la présence serbe. « Cette terre, c’est la nôtre, pas celle de la Serbie, raconte-t-il. Mon père, mon grand-père ont vécu ici. Je veux y rester ». L’ancien soudeur a quelque chose dans le regard d’une gaieté triste. Ces terres, où il vit avec toute sa famille, sont de vastes étendues entre les montagnes, où les maisons de briques s’entassent et se construisent au gré des fortunes aléatoires de leurs propriétaires. « La vie est rude », constate Nehat, fatigué. Il y a par là une expression qui en dit long sur la région et ses difficultés. « Sto juznije to tuznije » — Plus au sud, plus de peine. Sur les routes défoncées, les charrettes à moteur croisent les vieilles bagnoles des années 1970.
Nous sommes à quelques kilomètres de la frontière avec le Kosovo, et les villes voient défiler dans les rues, plusieurs fois par jour, les relèves de l’armée serbe. Elle possède une base juste de l’autre coté de la montagne. Cette zone est la plus militarisée du pays par rapport à son nombre d’habitants, un peu moins de 100.000 pour toute la vallée. L’armée est exclusivement composée de Serbes. Dans la ville de Preševo, seule la police est dite « multi-ethnique », mais les Serbes y sont surreprésentés. Ils sont 5% de la population et constituent 50% des effectifs de la police. Les compagnies d’électricité, les télécoms, la poste : presque tous les emplois de la fonction publique sont occupés par des Serbes.
Partout, des gerbes garnissent les stèles à la mémoire des combattants de l’armée de libération de la vallée. C’est autour de ces monuments que la bataille de l’identité a désormais lieu. En 2013, une stèle érigée sur la place centrale de la ville de Preševo a été retirée par la Žandarmerija, le corps d’élite de l’armée serbe. Depuis deux ans, cette unité spéciale garde un monument dédié aux policiers tués durant l’insurrection, en plein territoire albanais. 24 heures sur 24, ces soldats cagoulés protègent l’édifice que la population rejette. La guerre est finie depuis quatorze ans. Mais elle n’est pas encore un souvenir. Elle reste la réalité par rapport à laquelle on se situe.
« Imaginez un pays dans lequel l’Etat doit garder ses propres stèles… »
La Serbie, ici, n’est pas vraiment légitime. « Imaginez un pays dans lequel l’Etat doit garder ses propres stèles… », se consterne Jonuz Musliu, le président du Conseil national albanais. Son rôle : représenter la minorité en Serbie. Dans les faits, son influence à Belgrade est dérisoire. « La Serbie continue d’étouffer et de marginaliser les Albanais. Ils voudraient que nous quittions le territoire », poursuit cet ancien membre de l’UÇPMB, qui milite pour le rattachement de la vallée avec le Kosovo. Le manque d’espoir, prévient-il, « pourrait rendre la violence à nouveau incontournable». «Avec la militarisation de la région, nous avons déjà l’impression d’être en situation de guerre». L’homme ne fait pas dans la demi mesure.
Si la guerre n’a plus lieu sur le terrain, elle occupe encore les esprits. « Les Serbes, ils ne nous aiment pas et on ne les aimera jamais », affirme sèchement Keriman Haliti, la belle-fille de Nehat. Cette femme aux cheveux teintés de rouge survit, avec toute sa famille, dans le petit village de Rahovica, dans la municipalité de Preševo. Elle déborde de rancune. « Je ne sais pas si vous vous rendez compte de ce qu’ils nous ont fait pendant la guerre »… Aujourd’hui, il est inadmissible pour elle que ses filles fréquentent des enfants serbes. Un mariage ? Le « non » est catégorique. La question, presque stupide. Et puis, « ils nous détestent aussi à cause de notre langue », explique-t-elle. La voix est blasée. Elle et sa famille n’ont qu’un seul désir : le rattachement au Kosovo. « Bientôt, on va être ensemble ».
Bujanovac. Parmi les 15.000 habitants, il y a autant de Serbes que d’Albanais. Ici, on parle de coexistence, de « vies parallèles », à l’image de ces deux bars sur la place centrale, côte à côte. L’un est albanais, l’autre serbe. Il n’y a pas de mélange. Au registre des mariages mixtes : néant. L’un des seuls lieux de coopération, c’est la mairie. Désormais dominées par les Albanais, elle fut longtemps l’apanage des Serbes. Stojan Arsić, maire serbe de la ville à cette époque, est désormais vice-maire. L’homme massif se réjouit d’avoir permis une meilleure représentation des Albanais mais admet qu’il reste encore beaucoup d’inégalités. « Le risque, dit-il, c’est que si l’on n’emploie pas les Serbes dans les institutions, ils pourraient quitter la région ». Traduction : il y a un favoritisme à leur égard. Mais le problème de la municipalité et plus largement de la vallée n’est pas là. Selon Stojan Arsić, « si les difficultés économiques n’existaient pas, il n’y aurait pas de clivages ethniques ».
Un nom albanais : pas d’emploi
Les cheminées d’usine sont absentes du paysage. Il y avait bien quelques entreprises à l’époque yougoslave, mais depuis son éclatement, elles ont disparu. Les habitants de la vallée se plaignent de la présence militaire. Selon eux, elle repousse les investisseurs. « C’est la catastrophe, la catastrophe… ». Selver, 42 ans, éructe dans le seul commerce de Dobrosin, village albanais à la frontière du Kosovo. Les hommes réunis autour du poêle à bois, dans l’épicerie, rient aux éclats lorsque le volumineux bonhomme prend la parole, comme pour conjurer la gravité de ses dires. « J’ai pas de maison, pas de femme, pas de voiture, pas de travail, je n’ai rien ». C’est dans ce village que la rébellion a commencé en 1999. Désormais, les policiers l’encadrent. A 100 mètres à l’Ouest, la frontière est gardée par des hommes en armes. En redescendant vers la vallée, gendarmes et militaires ont établi leurs positions. Dobrosin, désormais, n’est plus qu’un point de passage. La vie semble s’en être exilée.
Le bureau du travail de Preševo établit le taux de sans-emploi à 70%, essentiellement des Albanais. Il faut néanmoins prendre un tel chiffre avec précaution. Les emplois dans le privé sont très rarement déclarés. Beaucoup d’hommes passent leurs temps dans les cafés ou dans la rue. Les femmes, elles, sont presque invisibles dans la ville. Pour Ilir Sadriu, responsable du bureau du développement de Preševo, la vallée est historiquement la région la moins développée de la Serbie. « Le problème est que l’Etat ne nous aide pas, parce qu’ici, il y a essentiellement des Albanais ». Il estime que 60 % de la population de la ville vit à l’étranger, faute d’emplois.
Rares sont ceux qui n’ont pas un frère en Suisse, en Allemagne ou en Belgique. Beaucoup survivent grâce à l’argent que les émigrés envoient d’Europe de l’Ouest. « Ici, il n’y a pas de travail pour moi », déplore Valon Arifi, 29 ans, diplômé de design graphique de l’université de Pristina au Kosovo. Au mieux, il fait 1500 euros par an en répondant à des appels d’offre. Sans l’aide de sa famille, il n’arriverait pas à s’en sortir. « En Serbie, avec mon nom albanais, c’est mission impossible pour trouver un contrat. Les seuls jeunes qui s’en sortent ici sont dans la politique », déplore-t-il. Il énumère les cas de népotisme : le gendre du maire travaille au bureau du développement, l’adjoint à la culture est un chauffeur de taxi proche des responsables politiques. « Ici, on n’appelle pas ça de la corruption, on dit : ‘il a trouvé un emploi’ ».
Cet entre-soi des élites politiques, Belgzim Kamberi, président du Comité des droits de l’homme de Preševo, le dénonce. « L’Etat serbe se sert d’élites politiques locales pour acheter la paix sociale ». Selon lui, le gouvernement central use également du manque de volonté d’intégration de la minorité albanaise pour justifier son inaction. Pour ce notable de la région, qui occupe aussi des fonctions politiques au Kosovo, c’est pourtant d’abord à l’Etat d’agir pour intégrer les Albanais. « Vous ne pouvez pas avoir un amour pour un Etat qui vous discrimine », conclut-il, pessimiste.
« Nous sommes à la merci du bon vouloir serbe »
Ici, l’atmosphère est « dépressive ». Le mot revient plusieurs fois dans la conversation. Tenter de développer une entreprise relève de l’héroïsme. Skender Saqipi et Argjent Goga, deux jeunes Albanais, ont récemment créé un nouveau média, Titulli.com, qui se veut indépendant et critique. « Les médias sont soit sous contrôle de l’Etat, soit lié à des partis politiques », explique Skender. Cette indépendance leur coûte l’accès à la mairie, pourtant albanaise, qui refuse de les recevoir. 82 euros de subventions par mois et la publicité du garagiste local ne leur permettent évidemment pas de vivre. Argjent est professeur d’informatique à temps partiel. Skender, comme beaucoup de jeunes, dépend de ses parents. L’avenir de leur activité n’est pas assuré. « Lorsque l’on demande plus de subventions, toutes les portes se ferment ».
Personne n’attend plus rien du nouveau gouvernement d’Aleksandar Vučić. Riza Halimi, l’un des deux députés albanais du parlement serbe, y a cru. Un peu. « Il nous a promis beaucoup, mais depuis dix mois qu’il est élu, je n’ai pas eu de nouvelles ». Selon lui, la situation est occultée par le litige qui oppose le Kosovo et la Serbie. Une fois celui-ci résolu, la question des droits des Albanais de la vallée de Preševo pourrait évoluer. Enfin, peut-être. Riza Halimi se bat depuis vingt ans pour sa communauté. Désormais, il perd espoir. « Nous sommes à la merci du bon vouloir serbe ». L’issue est à chercher du côté de la reprise des relations entre l’Albanie et la Serbie. Edi Rama, le Premier ministre albanais, a visité Preševo en novembre. Il y avait beaucoup de monde pour voir ça. Trois mois plus tard, il affirme qu’il incombe à l’Etat serbe de respecter le droit des Albanais de la vallée de Preševo. Jusqu’ici, les soldats serbes en armes qui quadrillent le territoire ne sont pas là pour ça.
Rédaction et reportage : Aurélien Deligne et Jean Barrère
(Encadrement : CR et JAD)