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La culture LGBT à Belgrade : niche aujourd’hui, condition pour l’UE demain

La cul­ture LGBT à Bel­grade se développe à l’abri des regards d’une pop­u­la­tion encore réfrac­taire. Le mou­ve­ment prend pour­tant son essor d’an­née en année, en rai­son notam­ment des pres­sions européennes exer­cées sur le gouvernement.

C’est un auto­col­lant écrit en français, dess­iné comme ces aver­tisse­ments des paque­ts de cig­a­rettes: “La les­bo­pho­bie tue”. Il est col­lé sur la porte du Bivsi Bar, minus­cule gar­gote bel­gradoise dont il est impos­si­ble de devin­er l’en­trée. Ce petit stick­er en côtoie d’autres qui, mis bout à bout, pour­raient for­mer le mantra de la cul­ture under­ground de la ville : “Good­bye, white pride !” (“Au revoir, fierté blanche!”) ou encore “Racism-free zone” (“Zone sans racisme”). C’est une cul­ture allergique à toute forme d’in­tolérance qui se développe dans des lieux comme le Bivsi, où les homo­sex­uels peu­vent tomber les masques, s’af­fich­er avec leur com­pagne ou leur com­pagnon sans ris­quer d’être mon­trés du doigt, voire passés à tabac.

Il serait une erreur, pour­tant, d’en con­clure qu’être gay à Bel­grade revient à vivre reclus, con­damné à chercher ces quelques oasis où l’on peut vivre libre. Il serait même trompeur, d’ailleurs, de par­ler de la com­mu­nauté homo­sex­uelle, tant les modes de vie en son sein sont dif­férents. Si une majorité s’ac­com­mode du nation­al­isme serbe et de la fierté patri­o­tique, une petite minorité d’ho­mo­sex­uel-le‑s mili­tent au con­traire par le biais de la cul­ture pour l’é­gal­ité des droits. Ce mou­ve­ment de niche, qui avance encore en cati­mi­ni, fait par­tie de l’avenir de la Ser­bie. Le gou­verne­ment se retrou­ve for­cé de le soutenir : l’U­nion européenne ne tran­sigera pas sur les droits de cette minorité avant d’ac­cepter d’in­té­gr­er la Serbie.

“Tant que vous restez entre vos quatre murs, vous pouvez tout faire !”

Pour­tant, pro­mou­voir la cul­ture LGBT à Bel­grade est une entre­prise à risques : aucun artiste n’est tout à fait à l’abri d’un déra­page, con­tre lui ou con­tre son oeu­vre. Les esprits sont encore mar­qués par la Gay Pride de 2010, qui avait dégénéré lorsque des activistes d’ex­trême-droite avaient fait 150 blessés par­mi le cortège et les gen­darmes. Si la pop­u­la­tion de la cap­i­tale n’est pas frontale­ment hos­tile à ce mou­ve­ment, elle sem­ble préfér­er que celui-ci se développe loin de leur regard : “Vous pou­vez tout faire dès lors que vous restez entre qua­tre murs!” résume Goran Milet­ic, directeur de pro­gramme de l’as­so­ci­a­tion des Défenseurs des Droits Civiques pour l’ouest des Balkans.

Plusieurs cen­tres cul­turels alter­nat­ifs bel­gradois fonc­tion­nent dans cette dis­cré­tion assumée. Per­son­ne n’a ain­si vu de pub­lic­ité pour la red­if­fu­sion du film Je suis ma pro­pre femme, qui retrace la vie de la tran­sex­uelle alle­mande Char­lotte von Mahls­dorf. Pro­jeté dans un cen­tre cul­turel du cen­tre ville, le UK Paro­brod, ce doc­u­men­taire ne peut rassem­bler que celles et ceux qui pren­nent la peine de chercher eux-mêmes les événe­ments qui les intéressent. De même, rares furent les sites serbes qui relayèrent l’ex­pos­tion Snovi Zale­denog Cov­eka : le vis­i­teur y décou­vrait les fig­ures du monde de Walt Dis­ney, détournées dans divers­es pos­tures : un Don­ald dansant las­cive­ment con­tre Mick­ey, ou Din­go grimé en pope ortho­doxe à la mine sévère…

Comme le grand pub­lic, en revanche, Goran Milet­ic se sou­vient de l’ex­po­si­tion Ecce Homo de la pho­tographe sué­doise Elis­a­beth Olson Wallin en 2012. L’artiste, dans ses oeu­vres, revis­ite plusieurs scènes bibliques, et notam­ment le dernier repas du Christ entouré de ses apôtres. Sa pho­to représente une scène sem­blable, mais les per­son­nages y sont vêtus comme les arché­types de la com­mu­nauté LGBT. Elle témoigne :

C’est une pho­to très drôle, qui n’a jamais posé aucun prob­lème en Suède. Mais lorsque ses oeu­vres ont été exposées ici, nous avons reçu des men­aces et le lieu de l’ex­po­si­tion a dû être étroite­ment sur­veil­lé par la police...”

Mais la frange con­ser­va­trice de la pop­u­la­tion serbe n’est pas le souci prin­ci­pal de la com­mu­nauté homo­sex­uelle : son pre­mier obsta­cle est avant tout de détru­ire les préjugés, même au sein de sa pro­pre famille under­ground. Beau­coup de gens lui sont favor­ables intel­lectuelle­ment, et la côtoie par­fois quo­ti­di­en­nement, mais ils restent figés par bon nom­bre d’idées reçues. Vladimir Radi­novic, jour­nal­iste auto­di­dacte indépen­dant et fon­da­teur de la sta­tion NO FM, éclaire:

Même les gens qui sou­ti­en­nent les homo­sex­uels con­tin­u­ent de les appel­er les ‘tar­louzes’! “.

Le milieu under­ground de Bel­grade est un tout petit monde, qui rassem­ble trois cents per­son­nes au max­i­mum. Les artistes LGBT ne con­stituent qu’un cer­cle par­mi d’autres, qui se con­cur­ren­cent pour l’accès aux peu d’espaces d’expression disponibles. Dra­gana Dobric, co-gérante du Bivsi Bar et du Drug­store, une boîte de nuit alter­na­tive, ajoute même un élé­ment de méfiance :

J’ai de nom­breux amis homo­sex­uels bien sûr, mais je ne sou­tiens pas la cause de la Gay Pride : elle a été trop récupérée par les poli­tiques”.

"Dans le mauvais corps"... Au Bivsi Bar, une oeuvre sur la transsexualité
“Dans le mau­vais corps”… Au Bivsi Bar, une oeu­vre sur la transsexualité

Pour­tant, même minori­taire, la cul­ture homo­sex­uelle est vouée à acquérir une place de choix sur la scène artis­tique bel­gradoise, pour des raisons notam­ment poli­tiques. En se por­tant can­di­date à l’en­trée dans l’U­nion européenne, en 2009, la classe poli­tique a pris con­science à con­trecœur qu’un aligne­ment du régime de ses lib­ertés publiques avec celui des pays mem­bres était incon­tourn­able. La com­mu­nauté LGBT fait l’objet d’un dou­ble dis­cours : d’un côté, les par­tis poli­tiques ne peu­vent pren­dre le risque de froiss­er la vaste frange de leur élec­torat con­ser­va­teur en s’ou­vrant à la cul­ture homo­sex­uelle. De l’autre, il leur faut don­ner des gages à l’Eu­rope des efforts four­nis dans ce domaine.

Cette ambiva­lence se traduit très con­crète­ment, dans les finance­ments déblo­qués pour les événe­ments estampil­lés LGBT. Offi­cielle­ment, pas le moin­dre dinar ne leur est alloué. Offi­cieuse­ment, le gou­verne­ment et la mairie de Bel­grade met­tent la main à la poche. “Nous tra­vail­lons de con­cert avec le gou­verne­ment”, con­firme Ivar Scheers, secré­taire poli­tique et directeur du départe­ment de la cul­ture à l’am­bas­sade des Pays-Bas. Le roy­aume, qui finance un grand nom­bre d’événe­ments LGBT à Bel­grade depuis le début des années 2000, affiche ouverte­ment le car­ac­tère poli­tique de sa démarche. Ivar Scheers explique :

Nous sommes cer­tains que la Ser­bie fini­ra par inté­gr­er l’U­nion européenne et pour cela, elle devra suiv­re les acquis soci­aux de l’Eu­rope : sou­tien des minorités, de la com­mu­nauté LGBT par exem­ple”.

Pour l’heure, ces pro­jec­tions futur­istes ne sont encore qu’un espoir, auquel s’ac­crochent les mem­bres de la cul­ture LGBT. Leur sit­u­a­tion est certes incom­pa­ra­ble à ce qu’elle était il y a vingt ans, lorsque l’ho­mo­sex­u­al­ité venait d’être dépé­nal­isée. En 2014, quand le fes­ti­val Mer­lin­ka du ciné­ma LGBT rassem­ble 1800 per­son­nes en une semaine, mal­gré la pro­gram­ma­tion des films du Québe­cois Xavier Dolan, c’est déjà con­sid­éré comme un véri­ta­ble suc­cès Cela n’empêche pas Goran Milet­ic de con­clure avec amer­tume : “Sor­tir de chez soi et dire ‘Au fait, j’ex­iste !’, c’est encore une lim­ite à ne pas franchir… ”

Rédac­tion : Edouard Hervé du Penhoat
Reportage : Edouard Hervé du Pen­hoat, Cyril Simon et Robin Korda
(Encadrement : JAD, SA, SR et CR)